Quand le patronat nordiste se déchire

Entreprises & Cités, épicentre du pouvoir économique régional, a connu cet automne une guerre larvée qui pourrait affaiblir durablement le patronat. Récit inédit en coulisses.

Logement Duflot
Jean-Pierre Guillon, éminence grise du patronat nordiste. ©Vincent Isore/IP3 press/ Max PPP

C’est le premier accroc sérieux dans le milieu patronal du Nord. Une joute virulente qui a opposé deux camps cet automne. Tout s’est ensuite refermé comme une huître, aussi vite que la crise fut forte. « Un couac ? Quel couac ? Il ne s’est rien passé », glisse l’un des protagonistes, le sourire aux lèvres. « Il n’est jamais bon que les patrons se déchirent », explique l’un d’eux, peu enclin à évoquer un épisode encore sensible. Ce monde d’ordinaire si feutré n’aime rien tant que la discrétion. Par chance, aucun média ne relaya l’affaire… jusqu’à aujourd’hui.

Au cœur du bras de fer ? Entreprises & Cités, l’antre des pouvoirs économiques locaux situé au 40 rue Eugène Jacquet, à Marcq en Baroeul. Ce mastodonte de 2.300 salariés – excusez du peu ! – regroupe, sur un campus de 7,5 hectares, une myriade de structures qui vont du groupement d’employeurs (Alliances Emploi) à une société de capital‐investissement (IRD) en passant par un bailleur social (Vilogia)… Entreprises & Cités est l’héritier d’une longue histoire. En 2000, la structure a pris la suite de la « Maison des professions », elle‐même issue du Groupement Patronal Interprofessionnel (GPI) qui réunissait une grande partie du patronat désireux d’exister en dehors de l’omnipotente industrie textile. Son nom signe sa philosophie : créer des passerelles entre le monde des entreprises et celui de la société civile qui, longtemps, se sont tournés le dos.

Frédéric Motte, le « Président‐pas‐là »

Ce conglomérat doit beaucoup au travail et au savoir‐faire de deux hommes : Jean‐Pierre Guillon, 72 ans, et Marc Verly, 65 ans. Le politique et le technicien. « Méphistophélès [incarnation du diable dans la légende de Faust, NDLR] et Méphistofais‐le », glissent leurs détracteurs. Le premier, éminence grise du patronat par excellence, a longtemps cumulé les fonctions de président d’Entreprises & Cités et du Medef régional. Le second n’aime rien tant que l’ombre dans laquelle il échafaude des montages financiers astucieux pour aider le tissu économique régional. Eux seuls disposent des clefs du « paquebot ». Eux seuls comprennent les ressorts de ce puissant lieu de pouvoir. Aux côtés d’Entreprises & Cités, le Medef des Hauts‐de‐France – logé dans les mêmes locaux – n’est qu’un nain.

Grand faiseur de rois, Jean‐Pierre Guillon est allé chercher Frédéric Motte, 52 ans, co‐fondateur de Cèdres Industries, pour lui souffler l’idée de prendre quelques responsabilités. Le dauphin a vite appris : il a gravi les échelons en prenant la présidence du Conseil économique, social, environnemental régional (Ceser) en 2007, puis du Medef Lille Métropole, du Medef Hauts‐de‐France et d’Entreprises & Cités fin 2013. Mais le « poulain » a fini par déplaire. Trop attiré par le Medef, il semble n’avoir pas montré assez d’investissement pour Entreprises & Cités. Le « Président‐pas‐là », comme certains l’appellent sous cape, serait « frappé du syndrome Messier, “Monsieur Maître du Monde” », assure l’un de ses adversaires. L’homme est toujours en vadrouille. Plus encore depuis qu’il est devenu vice‐président national du Medef chargé notamment de l’animation des territoires.

Cela tombe bien, le changement de statut et de gouvernance d’Entreprises & Cités, qui doit être agréé par un arrêté préfectoral en ce début d’année 2017, va permettre de marginaliser le « soldat » Frédéric Motte en le cantonnant à ses seuls mandats – bénévoles – du Medef. L’objectif affiché est de « sécuriser un outil unique en Europe ». Il s’agit d’empêcher l’éventuelle appropriation par un seul homme de structures qui, souvent, ne sont que de simples associations ; mais aussi de défiscaliser les bénéfices en mettant Entreprises & Cités au service exclusif de l’intérêt général. La solution passe par la création d’un fonds de dotation auquel est greffée une fondation. Cette dernière recueillera tous les excédents réalisés par les entités opérationnelles (Vilogia, IRD, Alliances Emploi, etc.) pour les affecter à la recherche – notamment médicale – et à des programmes scientifiques. La ligne directrice ? Éviter qu’Entreprises & Cités ne devienne un jour l’instrument du Medef.

« Un véritable hold‐up ! »

Lorsque Frédéric Motte se rend compte qu’il va perdre l’essentiel de ses pouvoirs et, au passage, ses 300.000 euros de rémunération brute annuelle, son sang ne fait qu’un tour. Dans les couloirs de la vénérable institution, les accusations tombent. « C’est un véritable hold‐up ! » lâche‐t‐il. Le ton monte tellement que la menace d’un dépôt de plainte pour diffamation est brandie. Les vieilles familles sont appelées à la rescousse, au premier rang desquelles l’incontournable famille Mulliez (groupe Auchan) qui a beaucoup donné pour Entreprises & Cités. Vianney Mulliez, Lucien Lessaffre, Edouard Roquette et bien d’autres figures du patronat local se rangent derrière Frédéric Motte. L’affaire remonte jusqu’à Pierre Gattaz, président national du Medef, qui prend prudemment soin de ne pas se mêler des affaires nordistes.

Officiellement, le bras de fer ne se joue pas sur une question de personne mais sur les actifs d’Entreprises & Cités. A qui doivent‐ils profiter ? Aux entreprises, puisqu’elles en sont à l’origine ? Ou à l’intérêt général ? « J’ai rencontré tout le monde et expliqué les choses, indique Jean‐Pierre Guillon. Je leur ai dit que c’était tout le contraire d’un hold‐up. Ou alors, tout le monde est complice puisque le transfert de tous les actifs dans le fond de dotation a été voté à l’unanimité. » Dans la grande tradition sociale du patronat nordiste, le choix s’est en effet porté, le 7 octobre dernier, sur la création du fonds de dotation et l’aliénation des excédents d’Entreprises & Cités. « Pour ne pas passer en force, nous avons dissocié le vote sur le changement de gouvernance », précise Pascal Boulanger. Ce n’est donc que quinze jours plus tard que le vibrionnant patron du groupe du même nom a été élu président d’Entreprises & Cités nouvelle mouture. « A l’unanimité là encore », se réjouit‐il avant d’user d’une jolie litote : « Je suis content qu’il y ait eu ce débat d’idées ».

Les plaies auront du mal à cicatriser

Les termes du compromis sont les suivants. Le Medef obtient trois postes supplémentaires d’administrateurs et devient membre‐fondateur de la nouvelle structure. « Il fallait un lien organique », plaide Frédéric Motte qui fait sienne l’idée du fonds de dotation.  « Notre paquebot était trop opaque, notre campus trop replié sur lui‐même. Je veux qu’il devienne le « hub » de l’entreprise, qu’il soit moins cloisonné. » Pour éviter tout regain de flammes, un comité d’éthique a été créé. Il réunit trois sages (Luc Doublet, Marc Verly et Jean‐Pierre Sterneim, directeur général de Rabot‐Dutilleul). Charge à eux de veiller au respect de la finalité d’Entreprises & Cités : être un outil a‑religieux, a‑politique et a‑syndical.
Si le nouvel équilibre juridique, conçu avec l’aide du cabinet parisien Practeo Consulting, semble figé dans le marbre, les plaies entre personnalités auront du mal, elles, à cicatriser. Pour les uns, visant implicitement le camp Guillon, toute cette histoire est due à des anciens « qui ne savent pas céder la main bien qu’ils déclinent » ; « Attention au jeunisme ! Rétorque‐t‐on en face. Il n’y a pas beaucoup de jeunes patrons prêts à prendre la relève et à s’engager pour le territoire. » Déjà, des représailles ont surgi lors du vote pour les élections consulaires. Les listes doivent beaucoup à la bonne entente entre Frédéric Motte et Philippe Hourdain, successeur de Philippe Vasseur à la tête de la Chambre régionale de commerce et d’industrie. Et quelques figures patronales (Luc Doublet, Laurent Degroote…) en ont fait les frais.

Pascal Boulanger, président de transition ?

D’aucuns espèrent l’arrivée d’ici deux ou trois ans de Jean‐Pierre Letartre, patron du cabinet d’audit financier EY France (ex Ernst and Young), à la présidence d’Entreprises & Cités pour que l’apaisement se produise. Pascal Boulanger ne serait‐il qu’un président de transition ? « Votre question est brutale », rétorque l’intéressé, piqué au vif. Rien de tel n’est décidé. « Dans trois ans, ce sera trop tard. Les dégâts seront faits », estime un fin observateur du milieu. « Le problème est qu’il n’y a plus de personnalité fédératrice dans le patronat local », renchérit un autre. Dans l’immédiat, tout le monde s’emploie à trouver des solutions (notamment financières) pour que personne ne perde la face… Et pour tourner pudiquement la page sur une crise unique dans l’histoire des dirigeants nordistes.

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Par Jacques Trentesaux