L’enquête, notre arme face à des pouvoirs locaux toujours plus puissants

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Illustration : Jean-Paul Van der Elst

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Par Hugo Soutra

Rapprocher la décision politique des citoyens : telle est la promesse non-tenue de la décentralisation française. Les collectivités n’ont jamais été aussi autonomes qu’aujourd’hui, et pourtant rarement aussi peu contrôlées. Cofondateur de Mediacités, Hugo Soutra estime que la presse doit s’employer à rendre le pouvoir aux citoyens, en ouvrant les boîtes noires des institutions locales.

Votre maire ne vous a‑t‐il jamais convié à une réunion publique, ou au dernier conseil municipal ? Ne vous rappelez‐vous pas avoir reçu dans votre boîte aux lettres son « bilan de mi‐mandat » tenant sur une feuille A4 recto‐verso ? N’avez-vous pas eu l’occasion, récemment, d’apostropher vos élus locaux lors des derniers marchés, ou à la fête de l’école de vos enfants ? Alors, voyons, de quoi vous‐plaignez‐vous ? Incarner la démocratie de proximité est devenu, pour les élus, un impondérable de la politique locale. Un moyen, aussi, surtout, de dire « circulez, il n’y a rien à voir »…

Depuis le vote des premières lois de décentralisation en 1982, les maires, les présidents de conseils départementaux et régionaux se sont partagés nombre de compétences, de dotations et de ressources fiscales, sur lesquelles seuls les préfets avaient jusqu’ici la main. Objectif affiché par l’Etat central et les législateurs : renforcer le poids des élus locaux, autant pour lutter contre les lourdeurs technocratiques que pour répondre plus efficacement à vos préoccupations et mieux faire remonter vos suggestions. À travers eux, l’idée consistait bien à permettre aux citoyens de se réapproprier le pouvoir. Noble ambition.

Trente‐sept ans après, deux ou trois vagues de décentralisation plus tard, les patrons de collectivités sont devenus plus puissants, plus autonomes aussi. Ils gèrent de plus en plus de personnel – des agents publics mais aussi des contractuels recrutés de façon plus ou moins discrétionnaire –, lèvent de nombreux impôts locaux dont ils fixent eux‐mêmes les taux, empruntent sur les marchés financiers, etc. Et pourtant, de partage de pouvoir, il n’y a toujours point eu. De Lille à Lyon en passant par Paris ou Nantes, la plupart des notables à la tête de ces institutions continuent d’exercer le pouvoir de façon verticale et solitaire.

Des boîtes noires de plus en plus opaques

Sans réelle ambition démocratique au‐delà des beaux discours initiaux, nombre d’élus français ont réduit la décentralisation à une simple affaire administrative et technique. Sans rapport – ou si peu ! – avec votre vie de tous les jours… Une habileté leur permettant de jouir du principe de libre‐administration des collectivités – concrètement, de l’absence de tutelle de l’Etat – tout en laissant sciemment de côté leurs concitoyens, caricaturés en simples administrés dépolitisés et en consommateurs des services publics.

Fin communicants, tous s’emploient bien sûr à mettre en scène un dialogue citoyen sincère, à faire croire dans l’association permanente de la société civile aux mécanismes de prise de décisions. En attendant, rares sont les maires s’embarrassant aujourd’hui de faire la transparence absolue sur les affaires municipales, ou ne serait‐ce que de mettre en débat les enjeux locaux les plus polémiques et sensibles. Autrement dit : les habitants, même les plus curieux, ont à peine plus de moyens qu’avant ces réformes pour participer à la fabrique des politiques publiques de leur cité…

« Une partie des pouvoirs ont été transférés à l’abri des regards »

Mis à part des votes‐sanctions tous les six ans, ils ne disposent pas davantage de marges de manœuvre pour demander des comptes à leurs représentants. Non pas que les politiques soient « tous pourris » par nature, ou que la décentralisation puisse se résumer seulement à ses excès et autres dérives. Loin de là. Mais, faute d’expertise, de moyens financiers ou de droits effectifs, leur encadrement par les préfectures, les chambres régionales des comptes, leurs conseils municipaux ou les élus d’opposition laisse plus que jamais à désirer.

Les outils de régulation des collectivités manquent d’autant plus cruellement aujourd’hui en France, qu’année après année, le mille‐feuille territorial a continué à prospérer en toute opacité. Une partie des pouvoirs de maires ou conseillers départementaux, que vous élisez au suffrage universel direct, ont été plus récemment transférés vers des centres de décisions… à l’abri des regards voire des votes. L’analyse des « boîtes noires » des sociétés d’économie mixte (SEM), métropoles ou autres régions XXL échappe ainsi à la vigilance de nombreux « petits élus » et de l’immense majorité des citoyens.

L’info locale au‐delà des magazines des collectivités

Et alors ? Ce contexte – une démocratie de faible intensité – devrait ravir n’importe quel journaliste digne de ce nom : il représente en effet un formidable terrain de jeu pour nous. Notre rôle se révèle plus stratégique que jamais pour faire la lumière sur toutes les zones d’ombre de la politique locale. Sauf que l’immense majorité des habitants ordinaires se tient dorénavant au courant des affaires locales… par les magazines institutionnels édités par les collectivités.

La diffusion des grands quotidiens régionaux, assurant une couverture quasi‐exhaustive de l’actualité mais plus rarement portés sur les enquêtes au long‐cours et autres reportages long‐format, déclinent année après année. De Marsactu au Ravi en passant par Mediacités, Le D’Oc ou Le Poulpe, quelques petits poucets estimant qu’ils avaient mieux à faire que légitimer l’œuvre des décideurs en place tentent d’y remédier. Avec plus ou moins de réussite pour convaincre leurs lecteurs de financer ce journalisme d’investigation locale, convenons‐en.

« Notre pari : faire émerger un contre‐pouvoir journalistique dans les grandes villes françaises »

Trop peu de maires, présidents de métropole ou de région plaidant pour un renforcement de la décentralisation semblent d’ailleurs souhaiter voir ce paysage médiatique évoluer. En théorie, une démocratie en bonne santé a besoin de garde‐fous dynamiques. Dans la pratique, la plupart ne sont pas pressés que de nouveaux médias exemptent leurs journalistes du suivi de l’agenda officiel pour les laisser enquêter librement sur les transports, le logement, la santé ou la sécurité, etc. De quoi nous motiver pour relever coûte que coûte notre pari : faire émerger durablement un contre‐pouvoir journalistique dans les grandes villes françaises.

À Mediacités, nous pouvons déjà compter sur plus de 2 000 abonnés impliqués, qui adhèrent non seulement à notre projet éditorial mais – ô joie – partagent aussi nos valeurs démocratiques. Chaque semaine, nous tâchons de vous transmettre, à travers des informations rigoureusement vérifiées, une partie du « pouvoir » que vos élus rechignent tant à partager. Sans parti pris, pour autant. Nous nous bornons à raconter les faits, rien que les faits, sans volonté de nuire ni le souci de préserver quelques amitiés que ce soit.

La bataille est encore loin d’être gagnée, mais nous restons déterminés à conserver notre indépendance et faire vivre, ensemble, le débat citoyen dans les métropoles. Qui a dit que l’immaturité de la démocratie française était inéluctable ?

  • Merci pour aider à nous faire espérer remettre un peu d’ordre dans la vie politique. Mais les politiques sont tout puissants et même si ils s entre‐déchirent dans les médias subventionnés souvent complices, ils s entendent entre eux, dans notre dos, se tenant tous par la barbichette et leurs faveurs réciproques. Ils vivent confortablement sur nos divisions qu’ils créent et entretiennent alors j’ai peu d’espoir que nous puissions enfin nous faire entendre car nous les électeurs, il faut bien constater que nous avons finalement les politiques que nous méritons

  • merci pour cette initiative et ce constat.
    C’est pourquoi je suis très favorable aux RIC locaux et nationaux. Le statut de consommateur politique m’est profondément étranger.
    Pour favoriser la prise de pouvoir des citoyens via des RIC locaux, Mediacites pourrait‐il organiser des votations fictives sur les projets d’aménagement locaux ?
    L’organisation de RIC découle immanquablement sur un plus grand rôle de la presse d’investigation et une meilleure information car les citoyens (pour ceux qui sont intéressés) s’informent avant de voter. Une étude a établi que les Suisses connaissaient mieux le fonctionnement de l’Europe que les Européens, étant amenés à participer à des votations régulièrement sur le sujet !

    • Merci pour votre réflexion ! Nous nous rejoignons sur le fait qu’un approfondissement des formes de démocratie directe et/ou participative – RIC ou autre – nécessite un renforcement de la presse d’investigation, de débarrasser les journaux locaux des intérêts publics comme privés cherchant à les museler, de laisser les journalistes travailler sans entraves ni contraintes. Comme nous l’écrivons dans notre manifeste, « il n’y a pas d’action et de choix éclairé possible sans une information exigeante et indépendante. » Est‐ce le rôle de Mediacités d’organiser des votations fictives ? Pourquoi pas, si cela n’ajoute pas de la confusion à la confusion. Nous en débattrons !

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