Débat Mediacités‐ESJ : la liberté de la presse en danger

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Par Jacques Trentesaux

Ces dernières semaines ont été marquées par de nombreuses procédures judiciaires qui apparaissent comme autant d'atteintes à la liberté de la presse. Ce thème crucial pour notre démocratie était au coeur des échanges, le 6 décembre dernier, lors d'une soirée-débat à Lille co-organisée par l'ESJ et Mediacités.

Et un, et deux, et trois zéro ! En cette période de Mondial 2022, c’est un triple zéro qu’on pourrait attribuer aux atteintes à la presse en France. En quelques semaines, les sites Mediapart, reflets.info et Reporterre ont dû se défendre contre des procédures judiciaires inédites. Pour Mediapart, ce fut une ordonnance sur requête qui s’opposa à la publication d’une nouvelle enquête consacrée à l’utilisation du chantage comme arme politique par Gaël Perdriau, le maire de Saint‐Etienne. Pour reflets.info, c’est le tribunal de commerce qui a mis son veto à toute nouvelle publication d’informations consacrées à la « family office » du milliardaire Patrick Drahi au nom du « secret de affaires ». Quant au média de l’écologie Reporterre, il doit se battre pour faire reconnaître le statut de son journaliste de Grégoire Souchay, considéré par la justice comme un délinquant alors qu’il couvrait une intrusion d’un groupe d’activistes anti‐OGM chez un semencier.

Ces atteintes frontales à la liberté de la presse ont nourri près de deux heures de débat, ce 6 décembre, dans le grand amphi de l’Ecole supérieure de Journalisme (ESJ) de Lille. Vincent Fillola, avocat pénaliste spécialisé en droit de la presse – et avocat de Mediacités -, Antoine Champagne, cofondateur de reflets.info et Jacques Trentesaux, directeur de la publication de Mediacités – et accessoirement auteur de ces lignes – ont alerté le public sur ces coups de butoir donnés à la liberté de la presse et, derrière elle, à la liberté d’expression et d’information. Car même si la censure préalable imposée à Mediapart a finalement été levée, même si reflets.info a continué vaille que vaille de publier des articles sur le train de vie fastueux de Patrick Drahi sans conséquence judiciaire à ce jour, la pression ne cesse de monter contre la presse indépendante.

Retrouvez ici l’intégralité de la soirée du 6 décembre 2022 consacrée à la liberté de la presse (lecture à partir d’1’13’’).

Créé en 2010, le journal en ligne spécialisé dans l’information-hacking reflets.info n’avait jamais été poursuivi en justice durant dix ans. Le voici aux prises avec trois procédures. Pour Mediacités, les choses s’accélèrent également puisque nous en sommes désormais à un total de quinze procédures ! Quatre sont achevées (quatre victoires), onze en attente de plaidoirie. Et ce ne sont que deux exemples parmi de nombreux autres attaques à l’encontre de médias. Or tout cela a un coût. En droit de la presse, il est quasiment impossible d’obtenir des dommages et intérêts. Ainsi même lorsqu’on gagne devant les tribunaux, on perd financièrement. Pour Mediacités, l’ardoise s’élève pour le moment à 40 000 euros.

Rapport de force déséquilibré

Autre constat : la dissymétrie entre les parties. Le rapport de force est tellement déséquilibré qu’on est en droit d’assimiler de nombreuses attaques en justice à des procédures bâillons. Le cas de figure le plus classique pour Mediacités ? Un élu local, vexé par un article, nous attaque en diffamation. Il se fait voter une protection fonctionnelle par son conseil municipal, ce qui lui permet de faire porter la charge de sa défense par les contribuables. Et il se garde bien de mettre les pieds au tribunal lors de l’audience, déléguant cette tâche à son avocat. En face, nous devons payer les honoraires d’avocats, les frais d’huissiers et d’actes, de voyage voire d’hébergement puisque nos procès se tiennent le plus souvent à Lille, Lyon, Toulouse et Nantes où nous sommes implantés. Soit de l’argent et du temps sans oublier la « charge mentale » propre à tout procès.

La tendance à contourner la grande loi de 1881 sur la liberté de la presse est une autre menace grandissante. Si la loi sur le secret des affaires peut se justifier pour réguler les relations entre entreprises concurrentes, elle n’est pas pertinente pour la presse a insisté Antoine Champagne, quand Vincent Fillola remettait carrément en cause le (dys)fonctionnement des tribunaux de commerce. Quant à ceux qui estiment qui faut empêcher la presse de publier des informations sous prétexte qu’elles sont illicites (soit parce qu’elles résultent d’un hacking – comme dans le cas de reflets.info pour la « family office » de Patrick Drahi – ou d’un enregistrement clandestin – comme dans le cas de Mediapart et du maire de Saint‐Etienne), il a été fermement rappelé lors des échanges que la plupart des investigations reposent sur des informations occultées et que la seule chose qui importe est qu’elles soient vérifiées et donc vraies. Mais aussi, bien sûr, que les informations ne doivent pas avoir été récupérées via des méthodes déloyales par les médias.

Quelles solutions pour conforter la liberté de la presse ?

Au‐delà de ce sombre constat, que faire ? Trois pistes furent évoquées durant la soirée. Vincent Fillola a évoqué un projet de directive européenne à l’étude qui permettrait de signaler les recours abusifs en amont de la procédure afin de couper court et d’éviter l’engorgement inutile des tribunaux. Antoine Champagne a plaidé pour la création d’une sorte de cagnotte mutualisée entre médias indépendants pour couvrir les frais de justice. Autre suggestion émise : éviter le systématisme de la protection fonctionnelle.

L’ancien président de l’association Anticor Jean‐Christophe Picard, désormais élu d’opposition à Nice, a calculé que le maire Christian Estrosi avait fait dépenser 74 276 euros à ses concitoyens pour sa protection fonctionnelle depuis 2014. Or pour l’élu d’opposition, seul un tiers du montant serait pleinement justifié, les deux tiers restant ayant été utilisés soit contre les opposants politiques, soit contre des journalistes (en l’occurrence David Thomson pour son livre Les revenants). Pourquoi dès lors ne pas confier la mission de vérifier la pertinence de la protection fonctionnelle à une instance indépendante ? 

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