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««  »L’immigration à bas coût est utilisée pour peser à la baisse sur les salaires »

Très simpliste

La candidate du RN affirme comme une évidence l’existence d’un lien entre immigration et baisse des salaires des natifs. Pour savoir ce qu’il en est, Veracités s’est plongé dans l’abondante littérature économique sur la question, a interrogé des économistes spécialisés et a regardé plus particulièrement le cas de la France.

En résumé :

  • Il est très difficile d’isoler l’impact que peut avoir l’immigration sur les salaires parmi les multiples interactions économiques.
  • Les nombreuses études sur le sujet s’accordent néanmoins pour dire qu’elle n’a aucun impact sur le salaire moyen des natifs.
  • L’immigration peut avoir des effets négatifs à court terme sur le salaire des natifs les moins qualifiés avec lesquels les immigrés peuvent être en concurrence.
  • Elle peut avoir des effets positifs sur le salaire des natifs qui ne sont pas en concurrence.
  • En France, le salaire minimum limite encore les possibilités de baisses éventuelles.

Marine Le Pen le répète en boucle, élection après élection : « L’immigration à bas coût est utilisée depuis des décennies pour peser à la baisse sur les salaires, vous m’avez entendu cent fois le dire ». Elle le martelait encore le 10 octobre dernier sur BFM.

Elle présentait alors cette affirmation comme une quasi‐loi économique qui aurait trouvé sa preuve ultime outre‐Manche. « Là, on a un exemple concret : la Grande‐Bretagne arrête l’immigration clandestine, elle arrête le travail des étrangers. Et en réalité, on s’aperçoit que du coup les salaires augmentent de 8,8 %, automatiquement, presque », avait‐elle argumenté, en faisant référence, sans le préciser, à un indice du deuxième trimestre 2021.

Ce raisonnement fait partie de l’argumentaire du Rassemblement national. Il a été tenu quasiment mot pour mot sur France Inter, le 11 décembre dernier, par le président du RN, Jordan Bardella. Mais existe‐t‐il vraiment un lien de causalité évident entre immigration et baisse des salaires ?

Pas ou peu d’impact, selon la majorité des études

La question des conséquences de l’immigration sur les salaires et le chômage a suscité de nombreuses études. Elles ont notamment examiné l’impact de différentes vagues de réfugiés (rapatriés d’Algérie en France 1962, réfugiés cubains en Floride en 1980, réfugiés syriens en Turquie en 2012…). Problème, celles‐ci « ne conduisent pas au même résultat », constatent les économistes Hélène Thiollet et Florent Oswald, auteurs d’un aperçu de la recherche existant sur le sujet.

« Les liens de causalité sont difficiles à établir », reconnaissent‐ils à l’issue de cette revue – très accessible – de la littérature économique. Le fait que les immigrés ont tendance à s’installer dans les régions économiquement les plus dynamiques, ce qui peut masquer d’éventuels effets négatifs, n’est pas la moindre des difficultés.

Cette prudence tranche avec les certitudes de la candidate du RN. Elle n’a rien de spécifiquement française. Paru en 2017 pendant la présidence de Donald Trump, un rapport de l’Académie nationale des sciences américaines sur les conséquences économiques et budgétaires de l’immigration aux Etats‐Unis se montre tout aussi précautionneux.

Après avoir passé au crible de nombreuses études empiriques, la fine fleur des économistes oeuvrant sur la question en est réduite à admettre « une triste réalité ». « Les impacts sur les salaires et l’emploi créés par les entrées de travailleurs nés à l’étranger sur les marchés du travail sont complexes et difficiles à mesurer », écrivent‐ils.

Les données issues des vagues de réfugiés ne corroborent pas les allégations d’effets négatifs importants sur les salaires et l’emploi

Tant de modestie signifierait‐il que la science n’a rien à nous apprendre ? Pas du tout. Car les économistes s’accordent quand même sur quelques enseignements. Hélène Thiollet et Florent Oswald résument ainsi ce consensus : « Les données issues des vagues de réfugiés montrent des effets négatifs à court terme sur les salaires et l’emploi de certains travailleurs autochtones à certaines périodes et dans certains lieux, mais aucun effet à d’autres périodes et dans d’autres lieux ». Avant de préciser plus nettement : « Elles ne corroborent pas les allégations d’effets négatifs importants, même sur les travailleurs peu qualifiés. »

Pour les économistes, il est donc impossible d’affirmer que l’immigration pèse durablement à la baisse sur les salaires. D’où vient alors la croyance de la candidate du RN, croyance d’ailleurs partagée par une large part de l’opinion ?

Une mauvaise compréhension d’une loi économique de base

Sur le marché du travail, les salaires sont déterminés par la fameuse loi de l’offre et de la demande. A demande constante, toute augmentation de l’offre de main‑d’œuvre, comme celle de travailleurs migrants, tend à peser sur la rémunération. Mais cet énoncé comporte une condition : que la demande reste « constante ». Problème : cette condition ne se vérifie pas dans « la vraie vie ». La demande de travail par les employeurs, autrement dit la quantité de travail, n’est pas fixe.

Le marché du travail n’est pas un gâteau à partager entre travailleurs natifs et immigrés 

« Si l’économie était composée d’un nombre fixe d’emplois, le niveau d’emplois devrait être stable et déconnecté des évolutions de la population en âge de travailler », explique l’économiste Anthony Edo. Or la population en emploi suit généralement l’évolution de la population générale, y compris quand elle augmente. C’est ce qu’on observe par exemple en France sur près d’une centaine d’années.

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Réalisation : Wedodata

Contrairement à une idée reçue, « le marché du travail n’est pas un gâteau à partager entre travailleurs natifs et immigrés, indique fort justement le site La Finance pour tous. Le stock d’emplois d’un pays varie constamment ». Que ce soit en raison d’une démographie dynamique, d’une hausse du taux d’activité des femmes ou… de l’arrivée de migrants. Ces derniers participent même à son accroissement, de façon directe et indirecte.

« Ils ne sont pas seulement des travailleurs, ils consomment et créent des entreprises ce qui stimule l’activité économique et la création d’emplois », souligne Anthony Edo. Cette contribution à l’économie impacte de façon positive le niveau de salaire d’un pays ou d’une région. D’après le rapport de l’Académie américaine des sciences déjà cité, elle expliquerait en grande partie « pourquoi la plupart des études empiriques trouvent des impacts salariaux faibles associés à l’immigration ».

Reste que si les économistes sont d’accord pour dire que l’immigration a des effets en moyenne négligeables sur le salaire des natifs, ils débattent encore pour savoir si cette moyenne ne cache pas des perdants et des gagnants.

Qui sont les perdants éventuels d’un choc d’immigration ?

Pour tenter de le découvrir, les économistes ont tronçonné la population active en catégories de même niveau de qualification et d’expérience. Et ils ont regardé ce que donnait un choc d’offre de main d’oeuvre immigrée de même catégorie. Ils se servent pour cela des « expériences naturelles » que constituent les nombreuses vagues de réfugiés de ces dernières décennies. Même si ces études ne vont pas toutes dans le même sens, elles permettent d’en retirer au moins deux leçons.

La première a valeur de théorie économique : les travailleurs les plus susceptibles de voir leur salaire impacté sont ceux auxquels les immigrés peuvent le plus se substituer. Autrement dit, ceux dont ils sont le plus proches en termes de qualifications et d’expérience. Si l’on prend l’exemple des Etats‐Unis, les premières victimes potentielles de cette concurrence sont… « les immigrants arrivés précédemment », indique le rapport de l’Académie des sciences américaines cité plus haut. Suivent en second rang « les natifs n’ayant pas terminé leurs études secondaires ». Ces derniers « sont les plus affectés en raison de la large part de travailleurs peu qualifiés parmi les immigrants aux USA », expliquent les experts.

La deuxième leçon, elle, réconcilie les économistes par delà la divergence de leurs résultats : l’impact sur les salaires, si impact il y a, tend à s’atténuer pour disparaître avec le temps. Ce délai, nécessaire au marché pour s’adapter à un choc externe, s’avère très variable : trois, cinq voire dix ou quinze ans, selon les cas…

Aux Etats‐Unis, la tentative de récupération des travaux de Borjas

Outre‐Atlantique, ce sont les travaux de l’économiste George Borjas qui ont le plus mis l’accent sur les effets négatifs de l’immigration. Auteur d’une analyse de l’arrivée de 125 000 Cubains en Floride en 1980, qui s’est traduite par une hausse de 8 % de la population active de Miami, il estime qu’elle a provoqué une baisse de salaire de 10 à 30 % chez les natifs de faible niveau scolaire (n’ayant pas terminé le lycée).

Ses résultats contredisent d’autres études traitant du même épisode migratoire mais qui n’ont vu aucun effet (dont celles de David Card, prix Nobel d’économie en 2021). Malgré la controverse scientifique qui accompagne ces travaux, les conclusions de Borjas ont été utilisées par Donald Trump pendant la campagne électorale de 2016. Ce qui a obligé l’économiste de Harvard à prendre ses distances.

Dans un article de Politico, il indique clairement que les effets négatifs qu’il constate pour certains des Américains les plus pauvres ne constituent qu’« une partie de l’histoire ». Selon lui, les pertes de salaires des uns sont synonymes de profits supplémentaires pour les employeurs et de gains de pouvoir d’achat pour tout le monde.

Cet effet redistributif est très contesté chez les économistes. Ceux qui défendent son existence expliquent qu’il dépend de la structure de l’immigration en termes de qualifications. Celle de la France est très différente de celle de l’immigration américaine, ce qui explique en partie pourquoi les économistes français ayant repris l’approche de Borjas n’ont pas trouvé les mêmes résultats négatifs pour l’hexagone. Mais il y a d’autres raisons…

Quel impact en France ?

Les immigrés représentent 10,6 % de la population active en France. Cette part était de 7 % en 1990. Les flux se sont néanmoins fortement réduits en trente ans, au fur et à mesure de politiques de plus en plus restrictives puisque les entrées représentent à peine 0,4 % de la population en 2019. Pas vraiment de quoi créer un choc d’offre… Reste à savoir si certains métiers, où le taux d’immigrés a atteint progressivement un niveau important, ne seraient pas impactés.

Metiers immigration
Réalisation Wedodata

Il est en effet avéré que les salaires des immigrés sont inférieurs à ceux des natifs. Travaillant sur des chiffres de la France de 1990 à 2002, Anthony Edo a ainsi trouvé, à productivité similaire, un déficit de 2 à 3 %. Les immigrés sont d’autant plus susceptibles d’accepter un salaire réduit et des conditions de travail dégradées, qu’ils ont moins accès à des prestations sociales et moins d’opportunités parce que les métiers de la fonction publique leur sont fermés. Ils doivent par ailleurs justifier d’un emploi pour obtenir le renouvellement de leurs titres de séjour.

La question est donc de savoir si cela peut peser sur la rémunération des natifs. Pour Anthony Edo, qui a étudié cet impact en France entre 1990 et 2010, la réponse est globalement non. « Cependant, l’immigration peut avoir des effets différenciés selon le niveau de qualification de la main d’oeuvre », précise‐t‐il. Or celle‐ci a vu une très forte augmentation de la proportion de travailleurs qualifiés au détriment des non qualifiés.

L’immigration peut avoir des effets différenciés selon le niveau de qualification de la main d’oeuvre

Le résultat de ses simulations est à rebours des idées reçues. L’impact de l’immigration sur les salaires horaires des travailleurs natifs très qualifiés aurait été négatif (- 1 %) et positif sur ceux des travailleurs natifs faiblement qualifiés (+ 0,4 %). L’effet semble dans tous les cas modeste. Mais « l’immigration a ainsi participé à la réduction des inégalités salariales entre travailleurs très qualifiés et faiblement qualifiés », affirme l’économiste.

En résumé, « une immigration très qualifiée ou très peu qualifiée peut avoir des effets négatifs sur le salaire des natifs qui sont en concurrence directe avec les immigrés, indique‐t‐il encore. Tout comme elle peut avoir des effets positifs sur les salaires des natifs qui leur sont complémentaires. »

L’économiste Gregory Verdugo, qui, avec Javier Ortega, a passé au crible des données sociales transmises par les entreprises entre 1976 et 2007, confirme que « les effets sont faibles, voire plutôt nuls en moyenne ». Les effets négatifs « se concentrent sur les travailleurs les moins qualifiés dans des secteurs précis : construction ou services manuels comme le nettoyage, par exemple. » Mais, insiste‐t‐il, « ils portent sur des effectifs très faibles de la population active. Et ce sont toujours des effets à court terme, qui diminuent avec le temps. »

Dire que l’immigration pèse à la baisse de manière permanente sur les salaires, c’est exagéré 

Par rapport à d’autres pays, comme les Etats‐Unis, cet impact potentiel est d’autant plus limité en France qu’il existe un salaire minimum. Sans parler d’autres facteurs de rigidité salariale, comme la prévalence du contrat à durée indéterminée. En revanche, l’arrivée d’immigrés est plus susceptible, dans l’hexagone, d’amener des natifs à quitter certaines activités. « On voit que les natifs ont tendance à se réallouer sur des emplois où ils ne sont pas en concurrence, explique Gregory Verdugo. Le marché s’ajuste comme ça. »

« Dire que l’immigration pèse à la baisse de manière permanente sur les salaires, c’est exagéré puisque ça ne pèse pas sur tous les salaires, glisse‐t‐il en conclusion. Je pense surtout qu’elle réduit les tensions dans certains secteurs où les employeurs ont du mal à trouver des candidats parmi les natifs. C’est pareil dans tous les pays du monde. Cela concerne des métiers manuels pénibles ou dangereux mais aussi très qualifiés comme les médecins ou les infirmiers… »

« On ne peut pas dire que l’immigration déstabilise l’économie, qu’elle a des effets sur le salaire moyen, complète Anthony Edo. Mais dire que l’immigration n’a aucun effet nulle part sur la distribution des salaires, par contre, c’est quelque chose que je conteste. La structure de qualification des immigrés est importante, il faut l’analyser. Si des immigrés non qualifiés représentant 1 % de la population entrent sur le territoire, alors les natifs non qualifiés pourraient voir leur situation se dégrader. C’est une possibilité qui est crédible. »

Fin de l’immigration = hausse des salaires ?

Marine Le Pen a affirmé que la hausse de 8,8 % de hausse des salaires au Royaume Uni, au deuxième trimestre 2021 était la conséquence de la décision des autorités d’« arrêter l’immigration clandestine ». Elle y voit la preuve a contrario que l’immigration pèse à la baisse sur les salaires.

L’explosion du nombre de migrants ayant traversé la Manche l’année dernière permet de remettre en cause la réalité de cet arrêt. Mais surtout, son interprétation de la forte hausse des salaires est contredite par l’Office for National Statistics. Le directeur général de l’Insee britannique avait en effet pris la peine d’expliquer dans un billet de blog pourquoi les chiffres d’une période troublée par le coronavirus devaient être pris avec d’extrêmes précautions.

En l’occurrence, l’augmentation spectaculaire du 2ème trimestre 2021 devait tout à un « effet de base » statistique. Le chiffre a en effet été comparé au 2ème trimestre 2020 où beaucoup de salariés étaient en chômage partiel et n’avaient plus d’heures supplémentaires. Et donc à un niveau de salaire inhabituellement faible. A aucun moment le patron de l’ONS ne fait la moindre allusion à l’immigration.

Même si la démonstration de la candidate RN ne tient pas la route, qu’en serait‐il s’il y avait moins d’immigrés dans certains secteurs ? Les salaires remonteraient‐ils ? S’agissant de métiers en tension, où les employeurs ont du mal à recruter, le doute est permis.

« L’immigration permet de changer la manière dont vous produisez. Vous pouvez mettre plus de travail non qualifié, tente de répondre Gregory Verdugo. Mais moins d’immigrés n’est pas forcément positif pour les salaires des natifs. On peut toujours remplacer le travail par des machines si le salaire est trop cher. C’est ce qui est arrivé en Californie dans les années 60 quand ils ont essayé d’arrêter l’arrivée des immigrés pour cueillir des fruits. Les producteurs ont utilisé des machines à la place. »

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