Lycée Averroès : face à l’État, la justice au secours des établissements musulmans ?

Alors qu’un rapport au gouvernement sur « l’entrisme » des frères musulmans affirme sans preuve que le lycée musulman Averroès joue un rôle actif dans la diffusion de l’islamisme, trois chercheurs font un parallèle avec la récente décision du tribunal administratif de Lille de rétablir son contrat d’association après avoir opposé des faits établis aux simples allégations de l’Etat.

Lycée Averroès – Décision conseil d’Etat
Manifestation devant le lycée musulman Averroès. Photo : Matthieu Slisse / Mediacités

Le réseau des établissements d’enseignement privés musulmans agréés par l’État en France est très restreint, comparativement à celui géré par des associations catholiques, juives, ou laïques. Jusqu’à récemment, seuls trois lycées relevant d’associations musulmanes avaient obtenu un agrément : le lycée Averroès à Lille, le plus ancien et le plus important, le groupe scolaire Al‐Kindi de Décines, et le collège‐lycée Ibn‐Khaldoun de Marseille. Aucun nouvel établissement musulman n’a été agréé depuis 2017.

Bien au contraire, le lycée Averroès s’est vu retirer son contrat avec l’État par décision préfectorale en décembre 2023. Le groupe scolaire Al‐Kindi a connu le même sort en janvier 2025. L’établissement Ibn‐Khaldoun se voit retirer ses aides départementales et régionales. L’existence en France d’un réseau scolaire privé musulman sous contrat n’est plus, ces derniers mois, que résiduelle. L’association Averroès avait cependant fait appel de la décision préfectorale. Après une action en référé retoquée en première et deuxième instances, le jugement sur le fond a été rendu par le tribunal administratif de Lille le 23 avril 2025.

Dans sa décision, il décide d’annuler la résiliation du contrat du lycée Averroès. Il ordonne à la ministre de l’éducation nationale Élisabeth Borne d’exécuter sans délai la décision. La ministre a annoncé faire appel, mais il reste que le ton de l’ordonnance est cinglant et l’argumentaire développé. La décision de 19 pages a par ailleurs exceptionnellement été transmise à la presse.

Mediacités et The Conversation

Ce texte est la reprise d’un article initialement paru sur le site The Conversation, média indépendant qui publie des articles d’universitaires et de chercheurs sur des sujets d’actualité.
Il est signé Professeure, Aix‐Marseille Université (AMU); Anthropologist & Professor assistant, Department of Marketing Communication, Emerson College ; sociologue, Aix‐Marseille Université (AMU).
Le chapô et les inters de l’article initialement publié ont été modifiés par la rédaction de Mediacités. Lire l’article original.

Des faits dûment établis opposés à des allégations

Le jugement du 23 avril examine point par point les arguments avancés par les parties, notamment les sept manquements allégués par la préfecture. Ceux‐ci étaient en apparence graves : parmi eux, l’« absence de soumission aux contrôles de l’État », le « non‐respect des valeurs de la République » et « des “attendus programmatiques” dans le fonds du CDI », ou la « constitution d’un fichier de données relatives aux inspecteurs de l’éducation nationale ».

Le tribunal écarte la qualification de « manquement » alléguée par la préfecture sur les sept points examinés. Pour quatre d’entre eux, les juges concluent que « le manquement en cause n’est pas établi ». Sur les trois points restants, « le manquement en cause n’est pas d’une gravité telle qu’il justifierait l’adoption de la décision attaquée » (c’est-à-dire la résiliation du contrat d’association).

Le tribunal confronte à chaque fois les allégations de la préfecture aux faits considérés comme établis. On observe sur ce plan un changement par rapport à une certaine habitude, relevée par le juriste Vincent Sizaire, qu’a la justice administrative française de « reprendre sans distance les éléments factuels soumis par l’Administration ». Cette attitude s’est vue dans l’ordonnance de validation de la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) par le Conseil d’État en septembre 2021.

On note même une posture narquoise du tribunal quand, à propos de l’accusation de proposition dans le CDI des ouvrages de l’imam et prédicateur Hassan Iquioussen, considéré comme un héritier des Frères musulmans, la décision rapporte une précision donnée par l’association Averroès : Hassan Iquioussen n’a, tout simplement, « publié aucun ouvrage ».

Le tribunal cite de surcroît longuement le rapport d’inspection du 30 janvier 2023, qui loue le lycée pour le fonctionnement de son CDI. Une bonne part de l’ordonnance d’annulation de la résiliation repose ainsi sur le fait d’opposer une administration à une autre – ici, le segment régalien au segment socioscolaire de l’État – en faisant primer le fait sur le soupçon.

Un jugement clair, aux conséquences qui restent à déterminer

Cette décision valide l’existence d’un réseau privé musulman dont le principe même a pu paraître mis en cause ces dernières années, dans le contexte d’une dénonciation des Frères musulmans au titre de la « lutte contre le séparatisme islamiste ». Celle‐ci a été mise en avant par Emmanuel Macron lors de son discours des Mureaux, le 2 octobre 2020. L’actuel ministre de la justice Gérald Darmanin n’est pas en reste, puisqu’il est l’auteur d’un livre sur le sujet, publié en 2021.

Des liens historiques entre les établissements privés musulmans et la mouvance des Frères musulmans existent. Les trois lycées privés musulmans conventionnés ont été fondés par des personnalités de la Fédération des musulmans de France, ex‐UOIF, née en 1983 dans la mouvance des organisations fréristes. La Fédération est cependant devenue avec le temps complètement légaliste, comme le démontre Margot Dazey dans son ouvrage Respectable Muslims. Elle regroupe par ailleurs des musulmans de toutes obédiences, selon les travaux du politiste Haoues Seniguer sur le sujet.

On peut ainsi se demander si la décision Averroès vient confirmer un « coup d’arrêt à la tentation de l’arbitraire » de la part des juges administratifs, dont Vincent Sizaire faisait l’hypothèse au printemps 2022, après la double annulation par le Conseil d’État de la dissolution d’une association propalestienne et d’une d’association antifasciste lyonnaise. On verrait alors s’affirmer une sorte de bras de fer entre, d’une part, des juges administratifs qui tiendraient bon sur le droit en l’état et, d’autre part, un gouvernement plutôt enclin à restreindre l’exercice des libertés publiques au nom de la sécurité.

Cette tension entre juges et autorités gouvernementales n’est pas inconnue en matière de traitement des musulmans. Elle structurait, par exemple, la jurisprudence des « affaires de foulard » à l’école dans les années 1990, jusqu’à ce que la loi vienne interdire le port ostensible de signes religieux par les élèves en 2004.

Ce type de bras de fer est instable. L’échelon politique, contrairement aux juges, peut en effet modifier le droit applicable, ce qu’il a fait à plusieurs reprises depuis 2004, en contraignant toujours plus l’exercice des libertés publiques. À cet égard, le ministère de l’intérieur semble dégager progressivement la voie vers une décision définitive contre les Frères musulmans ou contre les associations soupçonnées d’appartenir à cette mouvance : un rapport « secret » a été commandé il y a deux ans par Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur de l’époque, sur leur « infiltration » dans la société française. Transmis à Emmanuel Macron, il a poussé ce dernier à convoquer un conseil de défense mercredi 21 mai, où il a réclamé de « nouvelles propositions » du gouvernement.

Le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau s’appuie sur le rapport « secret » sur les Frères musulmans pour alléguer une « menace d’entrisme islamiste », mardi 20 mai au Sénat.

Quoi qu’il en soit, pour savoir si la décision du tribunal dans le cas du lycée Averroès signale un changement de position réel de la justice administrative sur ce type d’affaires, il faudra attendre le jugement au fond dans l’affaire de la résiliation des contrats d’association du groupe scolaire Al‐Kindi. Les pourvois de l’association gérant l’établissement ont à ce jour été rejetés en référé.

On doit pour le moment se contenter de constater que, dans ces affaires aux enjeux politiques saillants, il arrive que le juge administratif prenne le contre‐pied du ministère de l’intérieur. Face à une administration qui manie « l’arme de la dissolution associative » d’autant plus aisément que la loi du 24 août 2021 a élargi les conditions de la dissolution, le juge exerce lui un « contrôle à géométrie variable ».

Quand le débat public s’empare de la question des discriminations contre les établissements musulmans

Si les suites de cette séquence judiciaire restent à déterminer, le contexte politico‐médiatique est cependant moins défavorable aux établissements musulmans agréés par l’État en ce printemps 2025 qu’il ne le fut ces dernières années. Plusieurs faits divers ont attiré l’attention des médias sur le fonctionnement d’établissements privés non musulmans. Il est apparu à cette occasion que les établissement catholiques sont très rarement contrôlés ; les établissements juifs ne le seraient jamais. Cet état de fait contraste avec les contrôles à répétition dont les établissements musulmans font l’objet.

Il ressort aussi de l’actualité que les règles du contrat avec l’État ont été enfreintes de façon systémique dans certains des établissements catholiques les plus prestigieux, tels l’établissement Stanislas à Paris ou l’institution Notre‐Dame de Bétharram à Lestelle près de Pau, sans qu’ils soient l’objet de sanctions. À l’inverse, il semble que ces manquements aient été assidûment couverts par les autorités, tant administratives que politiques.

La différence de traitement entre ces établissements et les lycées musulmans est donc patente. La concomitance dans l’actualité des résiliations des contrats de l’État avec certains de ces lycées et des affaires relatives au fonctionnement d’établissements catholiques a conduit la presse à constater un « deux poids, deux mesures ». La commission d’enquête parlementaire sur « le contrôle par l’État des violences à l’école » a elle même repris ce constat. Le déni d’égalité entre les uns et les autres est ainsi en train de devenir, et c’est nouveau, une question de société. Le constat public de cette disparité pourrait – qui sait ? – tourner à l’avantage des établissements musulmans.

Lycée Averroès : les dessous d’un acharnement de l’État

Aucun commentaire pour l'instant

Publié le

Temps de lecture : 5 minutes

Favorite

Par The Conversation

Pour découvrir les coulisses de votre ville et ne manquer aucune de nos enquêtes,
inscrivez-vous à nos newsletters gratuites.


Une newsletter par semaine et par ville. Désinscription facile.

Ceci fermera dans 25 secondes