La tactique de Rotterdam dont Lille pourrait s’inspirer face au trafic de drogue

Comment endiguer les trafics et changer les quartiers ? En collaboration avec le média local Vers Beton, Mediacités s’est rendu aux Pays-Bas afin de comparer les plans de transformation urbaine en cours à Rotterdam et à Lille-Sud. Si l’accent est mis sur la sécurité, la localité néerlandaise use aussi de moyens plus innovants.

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À Rotterdam-Sud, le boulevard Beijerlandselaan, théâtre de plusieurs règlements de comptes sur fond de trafic de drogue, pâtit d’une très mauvaise réputation. Pour changer son image et rendre le secteur attractif, les pouvoirs publics locaux rachètent des commerces. Photo : Matthieu Slisse / Mediacités
En quête de solutions

Pour qu’investigation ne rime pas seulement avec révélation, Mediacités vous propose une nouvelle rubrique, « En quête de solutions ». Un nouvel espace pour s’intéresser à toutes celles et tous ceux qui cherchent, inventent, innovent pour trouver des solutions et des alternatives aux problèmes de notre société. Notre méthode reste la même : enquêter, vérifier, approfondir, pour vous fournir une information complète et fiable. Sans concessions.

Bonne lecture !

À Rotterdam, s’il est bien une rue que les locaux recommandent d’éviter, c’est la Beijerlandselaan. Nous sommes le 8 avril quand nous arpentons cette large artère du sud de la ville, surnommée la « rue des explosions ».

L’année dernière, 94 bombes, le plus souvent à clous, ont explosé dans Rotterdam (660 000 habitants) dont au moins trois dans la seule Beijerlandselaan, une large artère commerciale du sud de la ville où s’alignent magasins de vêtements orientaux, bazars informatiques, salons de beauté, et échoppes de transferts d’argent. 

En face de nous, sitôt sorti du tramway, un commerce barricadé témoigne de l’une de ces explosions ayant eu lieu quinze jours plus tôt. Certaines bombes saccagent les vitrines, d’autres ont déjà soufflé les portes d’appartements, mais jusqu’ici, aucun mort ou blessé grave n’est à déplorer.

À l’origine, cette violence se déchaînait uniquement sur fond de trafic de drogue, aux fins, notamment, d’intimider des concurrents. Mais par effet de contagion, des habitants « ordinaires » n’hésitent désormais plus à allumer la mèche, relate le média néerlandais Vers Beton, partenaire de Mediacités pour cet article. La police, dépassée, révèle que l’usage de feux d’artifice et de bombes incendiaires peut être lié à des conflits familiaux, de voisinage ou encore des querelles commerciales.

Tour de vis sécuritaire

Cette escalade dangereuse a conduit la municipalité de Rotterdam à expérimenter une méthode qui fait appel à la force et à l’économie pour reconquérir le terrain perdu face à la criminalité.

Lorsqu’une explosion a lieu – et malgré la variété de mobiles détaillés plus haut – la municipalité part du principe que le bâtiment joue un rôle actif dans le trafic de drogue. Elle se montre alors impitoyable et prononce des expulsions temporaires qui peuvent devenir définitives si le bailleur décide de rompre le bail. Les expulsions sont si rapides que les victimes ont parfois du mal à rassembler leurs affaires et peuvent se retrouver à la rue, y compris des familles innocentes. La maire Carola Shouten (Union chrétienne, centre droit) n’en a cure.

À Vers Beton, la Direction de la sécurité de Rotterdam assure qu’il s’agit d’une mesure nécessaire « pour maintenir la paix dans une rue ou un quartier ». Elle se félicite de supprimer « un lieu où se déroulent des activités criminelles. » Problème : la fermeture temporaire des logements ne réduit pas la violence et les explosions demeurent.

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Un commerce barricadé suite à une explosion. Photo : Matthieu Slisse / Mediacités

Dix ans pour tout changer

Le boulevard Beijerlandselaan se situe dans le quartier Feijenoord. Tout comme Lille‐Sud, c’est le territoire le plus défavorisé de la ville. Avec 63 % de ses habitants sous le seuil de pauvreté, Feijenoord est même le quartier le plus pauvre du pays. 

Feijenoord a plusieurs autres points communs avec Lille‐Sud parmi lesquels l’impact du trafic de drogue dans le quartier et un très haut niveau d’investissements publics, via de vastes plans de renouvellement urbain. NPNRU à Lille, NPRZ à Rotterdam, deux acronymes pour une même ambition : améliorer le cadre de vie et rendre attrayant des territoires urbains qui concentrent d’importantes poches de pauvreté.

Un programme spécial pour le quartier le plus pauvre du pays

Le programme de Rotterdam‐Sud (211 000 habitants, soit presque autant que Lille tout entière) a démarré en 2012 avec pour objectif de sortir le quartier le plus pauvre des Pays‐Bas de la misère en vingt ans. L’investissement est à la hauteur de l’ambition : au cours des dix premières années, l’État et la municipalité ont chacun alloué 250 millions d’euros. Pour la seconde moitié du programme, près de 1,5 milliard d’euros supplémentaires sont prévus.

Aux côtés des trois piliers traditionnels des plans de renouvellement urbain (construction, éducation et emploi), le plan dit « NPRZ » se distingue par une action très forte dans la lutte contre la criminalité organisée. Les ambitions sont immenses… mais les progrès très lents. En 2022 – soit à mi‐parcours – une commission a constaté dans une évaluation que le programme n’avait atteint qu’un quart de ses objectifs. 

Si le programme néerlandais prévoit de nombreuses démolitions, il diffère de celui que l’Anru (Agence nationale de rénovation urbaine) mène à Lille‐Sud par les moyens très importants déployés pour quelques espaces du quartier… dont la fameuse « rue des explosions », qui comprend les boulevards Beijerlandselaan et Groene Hilledijk.

Roy de Zwart, qui a grandi non loin de là, est chargé de coordonner « l’Alliance Hand in hand », un projet qui vise, en dix ans – de 2019 à 2029 – à transformer cette artère à la très mauvaise réputation en « un endroit meilleur, plus sûr et plus vivable, une rue dont nous pouvons être fiers ».

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Roy de Zwart, directeur de l’alliance “Hand in Hand” dont la mission est d’améliorer le cadre de vie. Photo : Matthieu Slisse / Mediacités

Racheter des commerces pour changer l’image du quartier

Pour Roy de Zwart, la condition préalable au changement d’image de la Beijerlandselaan,  c’est sans surprise « la sécurité ». Et selon lui, la situation s’est améliorée depuis le lancement du projet : « Bien sûr, il y a encore des incidents, avec des explosions, des coups de feu ou des bagarres au couteau, mais les principaux problèmes de sécurité sont réglés. Et nous restons féroces à ce sujet. » Le nouveau commissariat, qui doit ouvrir prochainement au bout de l’avenue, devrait également y contribuer.

Le deuxième axe, c’est la visibilité : faire connaître chacune des actions. La maison de l’alliance est installée au cœur de la rue, dans un bâtiment qui abritait jusqu’alors une salle de paris illégaux. Rénové avec l’ajout de larges baies vitrées, le lieu s’est imposé, en cinq ans, comme l’un des espaces de sociabilité du quartier. Les élus viennent y faire leurs entretiens avec les habitants, les animateurs jeunesse y donnent rendez‐vous.

La méthode « hand in hand » pour transformer le quartier passe ensuite par l’achat d’immeubles commerciaux avec les fonds du NPRZ. Depuis 2019, la métropole a acquis 63 enseignes et bâtiments. L’alliance Hand in hand n’a pas souhaité préciser le montant de l’investissement, mais selon nos informations, celui‐ci s’élève à 16 millions d’euros.

« On dit souvent que c’est un marathon et non un sprint. Ça prend du temps d’encourager un comportement exemplaire et de lutter contre l’insécurité »

Roy de Zwart, directeur de l’alliance “Hand in Hand”

La vision est innovante : en devenant les premiers propriétaires de la rue, les pouvoirs publics en reprennent le contrôle. Ils peuvent choisir des entrepreneurs qui prendront soin des locaux, porter attention à la variété des enseignes et veiller à ce que les commerces ne servent pas de blanchisseries pour les narcotrafiquants. 

Ron van Gelder a éprouvé la méthode entre 2009 et 2019 sur le boulevard West‐Kruiskade, à un jet de pierre de la gare. « Les problèmes se situaient à la fois dans la rue, avec une atmosphère menaçante, mais aussi dans des cafés où des trafiquants se réunissaient, retrace‐t‐il. Nous avons rendu visite aux propriétaires et essayé d’acheter les cafés. Cela a réussi. Ensuite, nous avons cherché de nouveaux exploitants de cafés, des gens différents. Avec d’autres propriétaires, il y a d’autres visiteurs, et les trafiquants ont disparu. »

Ce bilan laudateur est évidemment à prendre avec du recul, tant ces affirmations qui relèvent du ressenti, s’avèrent quasi invérifiables. Aucune étude n’a par exemple été menée afin de mesurer si la délinquance avait diminué ou encore si le niveau de mixité sociale a augmenté dans le secteur. Néanmoins, Saskia Klaassen, journaliste avec laquelle Mediacités collabore pour cette série, confirme qu’une amélioration est remarquable. « Il n’y a plus autant de nuisances dans les rues et les commerces ne sont plus impliqués dans le blanchiment », détaille celle qui y passe au quotidien : la rédaction de Vers Beton se situe au coin de la rue. Pour autant, les difficultés sociales ne se sont pas évaporées. Les toxicomanes et les sans‐abri se sont simplement déplacés dans le parc voisin… 

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Ce salon de tatouage est l’un des exemples des nouveaux commerces qui se sont implantés sous l’influence de la municipalité. À côté, une boucherie hallal. Photo : Matthieu Slisse / Mediacités

Quels enseignements à tirer pour Lille‐Sud ?

Sur la Beijerlandselaan, les transformations sont lentes, très lentes. Il a d’abord fallu batailler pour obtenir la suppression des larges structures métalliques à auvents qui servaient de repaires pour les dealeurs. Sur l’ensemble de la rue, un unique commerçant s’y refuse encore, et la vente au détail de cannabis s’est délocalisée ailleurs, dans les appartements ou encore dans les voitures avec des livraisons à domicile. 

Prochain défi : faire en sorte que les locaux commerciaux rachetés par la métropole de Rotterdam trouvent preneur… Du fait de la mauvaise réputation du quartier, les demandes sont rares. Aussi, la mairie ne veut pas louer au premier venu, elle demande des garanties. Comme l’a raconté Open Rotterdam, plusieurs commerces sont ainsi vacants. Certains depuis six ans… soit le lancement du projet.

« C’est de l’acupuncture. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’au moins dix ans, positive Roy de Zwart en éludant le problème. On dit souvent que c’est un marathon et non un sprint. Ça prend du temps d’encourager un comportement exemplaire et de lutter contre l’insécurité. »

Si la méthode est perfectible et doit encore faire la preuve de son efficacité, notamment sur le long‐terme, elle pourrait tout de même inspirer Lille, et avant tout Lille‐Sud. Comme le nouveau maire socialiste Arnaud Deslandes en convient, « il y a un enjeu de commercialisation et de commercialité de la rue du Faubourg des postes. » Sollicité par Mediacités au sujet de la tactique immobilière de Rotterdam, le candidat à la succession de Martine Aubry annonce lui aussi vouloir « ouvrir un foncier commercial en essayant aussi de varier l’offre tout en n’étant pas dans une espèce d’hyper concurrence frontale avec Lillenium ».

Sur la sécurité, c’est également par des actions fortes, mais cette fois ponctuelles qu’œuvre l’État. En mars 2024, Lille‐Sud comptait parmi les quartiers visés par l’opération place nette XXL. C’est également tout sauf un hasard si le commissariat central s’est installé face à l’actuel Lillenium.

Lille‐Rotterdam : deux villes face au trafic de drogue. Cet article est le fruit d’un partenariat éditorial avec Vers Beton, média local d’investigation basé à Rotterdam. L’ONG Journalismfund nous a attribué une bourse afin d’enquêter de manière croisée sur l’impact du trafic de drogue dans nos villes.

Nos enquêtes démontrent que la persistance des activités criminelles dans le quartier rend difficile – voire empêche – l’amélioration du cadre de vie ambitionnée par les projets de renouvellement urbain.

Dans une démarche de journalisme de solution, nous sommes partis à la recherche des options dont disposent les pouvoirs locaux et l’État afin de changer l’image des quartiers populaires et prévenir l’entrée dans la délinquance.

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  • Merci pour cet article qui reprend des thèmes qui nous sont chers à Lille‐Fives. La démarche que les acteurs en Economie sociale et solidaire (boutique partagée, Territoire Zéro chomeurs.…) menons conjointement avec l’union commerciale et la mairie de quartier tend à reconquérir ces pieds d’immeubles commerciaux afin qu’ils ne deviennent pas des « blanchisseries » mais au contraire des lieux de développement économique pour et surtout PAR les habitants du quartier. La différence que je note avec les Pays Bas est qu’ils disposent depuis longtemps des règles de préemptions plus efficaces qu’en France. il ya aussi tout un tas d’acteurs ESS qui reprenent des locaux vacants repris par la collecitivté pour en faire des lieux de production et de commerce d’utilité sociale. Je pense notamment à urban Resort que nous avions accueilli il ya une dizaine d’années en conférence. La ville planche sur une foncière commerciale.

  • Ce sont de bonnes initiatives mais le fond du problème n’est pas éradiqué. Les dealers sont toujours là. C’est comme la pollution, il faut régler le problème à la source et là c’est beaucoup plus compliqué

  • Racheter davantage de commerces, les préempter c’est en partie ce que fait la fabrique des quartiers. Et la ville qui a propulsé nombre de structures d’économie solidaire parmi les commerce sou Tiers lieux. Mais ils sont concentré au début de la rue Pierre Legrand et à Fives Cail. Mais ça n’empêche , le centre de Fives de voir énormément de commerces devenir afghans, en 2 ou 3 ans de temps. On se demande pourquoi.

  • Merci pour cette nouvelle rubrique. Une initiative qui stimule la réflexion et la créativité et surtout qui ne limite pas les investigations journalistiques aux sombres enquêtes de malversations politiques (nécessaires aussi bien entendu)

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Par Matthieu Slisse