Contrôles nocturnes des jeunes migrants : les méthodes indignes du prestataire du Grand Lyon

Surveillance de nuit expéditive, turnover intense parmi les travailleurs sociaux : deux ans et quelques après sa mise en place, le dispositif Terramies, financé par la Métropole et chargé de l’encadrement et de l’hébergement des mineurs étrangers non accompagnés, fonctionne en mode dégradé.

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Image : capture d'écran terramies.fr. Montage : Pierre Leibovici/Mediacités.

« Tu dors dans ta chambre, ils ouvrent la porte violemment, ils rentrent, ils braquent une lampe torche sur toi et si tu es bien là, ils scannent ton QR code, raconte Mohamed*, 18 ans. Ils passent toutes les nuits, même les week‐ends. Ils viennent en général à 2 heures, 3 heures ou 4 heures du matin. » Mohamed a compté, jusqu’à peu, parmi les 150 jeunes migrants hébergés par Terramies, dispositif financé par la Métropole de Lyon. Compétente en matière de protection de l’enfance, la collectivité présidée par l’écologiste Bruno Bernard a la charge de s’occuper des mineurs non accompagnés présents sur son territoire.

La scène décrite par Mohamed est devenue une habitude depuis que Terramies a changé de prestataire, en mars 2021, pour la surveillance nocturne de ces mineurs, et qu’elle l’a confiée à l’entreprise MBC Sécurité. Des QR codes – un par jeune hébergé – ont été placardés dans le salon de chacun des 60 appartements du réseau. Les agents aux lampes torches les flashent en fonction de la présence des uns et des autres.

« Je n’ai jamais vu ça ailleurs, se désole une éducatrice spécialisée qui a démissionné après avoir travaillé pendant deux ans dans la structure. Les jeunes l’ont très mal vécu, au départ, ils arrachaient les QR codes. » « On gère du bétail », lâche carrément un de ses anciens collègues. « On est obligé de s’assurer que le jeune est bien présent la nuit. Il n’y a pas 36 solutions non plus », défend Pierre‐Antoine Le Page, directeur général de Terramies.

4,3 millions d’euros en 2021

En mai 2020, Mediacités avait consacré une enquête à ce dispositif né d’un regroupement d’associations locales (Le Prado, la fondation AJD et Acoléa). La Métropole de Lyon assure l’intégralité de son financement à hauteur de 4,3 millions d’euros pour l’année 2021, selon l’arrêté de la collectivité signé par la vice‐présidente Lucie Vacher, chargée de l’enfance.

Le « GCSMS Relyance – Terrami(e)s », son nom complet, a accompagné environ 150 migrants mineurs isolés l’an dernier, moitié moins que les 345 places envisagées au départ. Comme nous l’avions révélé, ses débuts furent chaotiques, entre la démission d’une partie des éducateurs et des changements d’appartement intempestifs pour les jeunes pris en charge. Et depuis ? « On a pas mal gagné en sérénité ces deux dernières années », avance Pierre‐Antoine Le Page.

Les salariés et ex‐salariés de la structure que nous avons rencontrés livrent un tout autre son de cloche : outre la surveillance nocturne qui, selon plusieurs d’entre eux, complique l’accompagnement des jeunes, ils témoignent d’un turnover important au sein des équipes. Partagés entre l’angoisse de se faire pincer en train de parler à la presse et l’indignation, ces travailleurs sociaux ont accepté de nous raconter l’envers de « la vitrine Terramies », comme l’un d’eux décrit le dispositif, sous le couvert de l’anonymat.

L’éducatrice spécialisée citée précédemment, que nous appellerons « Alice », a donc démissionné après deux ans passés chez le sous‐traitant du Grand Lyon. « Je suis partie pour ma santé, confie‐t‐elle. J’allais au travail la boule au ventre et je n’étais pas la seule. Juste avant moi, c’est le chef de service qui avait démissionné. En l’espace de trois mois, j’étais la dixième à partir. » « Moi, je fais partie des anciens, sourit son collègue Léo*, qui a été embauché il y a quelques mois. Sur 16 travailleurs sociaux, seul un quart a plus d’un an d’ancienneté. » D’après le directeur général Pierre‐Antoine Le Page, Terramies compterait actuellement 19 professionnels pour un effectif théorique de 20 personnes. Un recrutement serait en cours.

Dans une lettre de novembre dernier adressée à leur direction et à l’inspection du travail, les travailleurs sociaux de Terramies faisaient état de 12 salariés démissionnaires depuis juin 2021, la moitié après avoir passé moins de six mois dans la structure, d’une autre employée licenciée et de trois autres en arrêt depuis des mois. Le courrier, signé par la majorité des salariés, avait pour objectif de dénoncer les conditions de travail : rythme intense, longues plages horaires. « Il y a un travailleur social pour 10 à 12 gamins, reprend Léo. Peu ont le diplôme d’éducateur spécialisé parce qu’on est payé au minimum. »

Un audit interne réalisé par le cabinet de conseil Alidoro est aujourd’hui en cours. « La demande de diagnostic est préalable à ce courrier et ne concerne qu’une petite partie des équipes, assure Pierre‐Antoine Le Page. Je viens de recevoir les conclusions qui sont loin d’être inquiétantes. » Pour autant, le directeur a refusé de nous les transmettre : « Nous ne communiquons bien évidemment pas sur cet audit à l’extérieur. »

Son comparse Philippe Aubret, directeur territorial de Terramies, ne nie pas que le rythme de travail est particulièrement soutenu. « C’est contraignant, trois soirs par semaine on finit à 23 heures. On pourrait raccourcir les horaires, mais le but c’est d’être avec les jeunes et d’avoir des gens qui ont envie de s’investir de cette façon‐là. » D’après lui, ces conditions de travail n’empêchent pas Terramies de recruter. « On arrive à stabiliser les équipes », assure‐t‐il, avec un brin de méthode Coué.

« Il y a une protection de l’enfance à deux vitesses : celle pour les petits Français, et celle pour les mineurs étrangers »

Pour les travailleurs sociaux rencontrés, la raison de leur malaise tient au prix de la journée, défini par la Métropole de Lyon, pour chaque jeune pris en charge, soit 89,05 euros. « C’est très très bas, réagit Alice. Dans une Maison d’enfants à caractère social [structure qui accueille temporairement des mineurs de l’aide sociale à l’enfance], c’est environ 200 euros. Il y a une protection de l’enfance à deux vitesses : celle pour les petits Français, et celle pour les mineurs étrangers. » Qu’en pense l’exécutif du Grand Lyon ? Comment justifie‐t‐il une telle différence ? Contactée par divers moyens depuis le 17 mars dernier, la vice‐présidente Lucie Vacher n’avait pas répondu à nos sollicitations au moment de notre publication. 

À moins de 90 euros par jour et par jeune, difficile d’assurer sereinement un accompagnement social et éducatif de qualité. Mohamed a été accueilli à Terramies après avoir vécu plusieurs mois dans un squat, puis dans une famille lyonnaise. Aujourd’hui majeur et hébergé par la Méomie (la Mission d’évaluation et d’orientation des mineurs isolés), un service de la Métropole, il se dit soulagé de ne plus dépendre de Terramies. « Tous les deux ou trois mois, il y avait de nouveaux éducateurs, se souvient le jeune homme. Quand ils venaient nous rendre visite, ils ne retiraient même pas leur veste. Ils demandaient comment ça allait, faisaient un tour et puis s’en allaient. Je ne les accuse pas parce que je sais qu’ils sont débordés. »

Un autre jeune que nous appellerons Ousam, toujours à Terramies, raconte être resté plusieurs jours sans électricité avant que quelqu’un intervienne. « Les éducateurs viennent nous voir une à deux fois par mois, regrette‐t‐il. Si on ne va pas au bureau de Terramies, on ne les voit pas. » Pierre‐Antoine Le Page conteste : selon le directeur, les éducateurs passent au minimum une fois par semaine dans chaque logement, le plus souvent trois fois. Vraiment ? « Passer trois fois par semaine, c’est très compliqué. On ne le fait que quand on rencontre des problèmes avec un mineur en particulier, objecte Alice. Accompagner 10 à 12 jeunes sur trente‐cinq heures par semaine, ce n’est pas réalisable. »

« Comme des prisonniers »

La mise en place des QR codes pour la surveillance nocturne n’a fait que rajouter de l’incompréhension au malaise. Parmi les travailleurs sociaux comme parmi les mineurs. Mohamed et Ousam racontent être allés se plaindre de nombreuses fois, avec d’autres, de ce fonctionnement et du comportement des veilleurs de nuit, sans formation dans le social. « Toutes les nuits, je n’étais pas tranquille, je savais qu’à un moment quelqu’un allait rentrer dans ma chambre, confie le premier d’un air gêné. Je ne me sentais pas du tout chez moi. » « Tu ne peux même pas ramener des amis ou ta copine chez toi, renchérit Ousam. Tu n’oses même pas fumer de peur qu’ils le rapportent. Ils nous contrôlent comme des prisonniers. Je suis un mineur isolé mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas de droits ! »

Nos interlocuteurs parmi les salariés affirment que le choix de cette surveillance a été effectué avant tout pour des raisons économiques. Pierre‐Antoine Le Page et Philippe Aubret réfutent sans vouloir communiquer le montant de la prestation. Ils mettent en avant que l’équipe de MBC Sécurité s’est engagée à visiter chacun des 60 appartements, chaque nuit, jusqu’à 7 heures du matin. L’entreprise précédemment employée, Epiphron sécurité, arrêtait la surveillance à 4 heures mais, comme l’indique son site internet, elle affichait une expérience dans le domaine de la protection de l’enfance et, de l’avis des éducateurs, prenait le temps d’échanger avec les jeunes des appartements visités.

Nous avons tenté de joindre MBC Sécurité. Sans succès. À l’adresse officielle de son siège social, nous n’avons trouvé aucune trace de l’entreprise. Que pense la Métropole de cette surveillance nocturne à coups de lampes torches et de QR codes ? Là aussi, la question restera sans réponse. « Tout n’est pas parfait, admet Pierre‐Antoine Le Page. On doit encore travailler sur les pratiques. » Les mineurs et travailleurs sociaux de Terramies ne peuvent qu’approuver.

* Les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés à la demande de nos interlocuteurs.

C’est par l’intermédiaire de Mohamed, 18 ans, que je me suis intéressée au dispositif Terramies. C’est lui, le premier, à avoir donné l’alerte. Malgré son jeune âge, cet adolescent fait preuve d’une belle assurance et d’une détermination sans faille et il souhaitait témoigner de son vécu auprès des médias, avec l’espoir de faire évoluer les choses pour ses amis toujours pris en charge et pour ceux qui suivront. Comme il me l’a répété à plusieurs reprises lors de notre première rencontre dans un café de Lyon, s’il est venu en France après un périple de plusieurs mois, ce n’est pas pour ajouter des problèmes à ceux qu’il a laissés derrière lui en quittant son pays d’Afrique centrale. Certains de ses amis mineurs, toujours à Terramies, n’ont pas souhaité me parler, par peur des conséquences sur leur avenir au moment de leur majorité. D’autres, en revanche, ont évoqué lors de nos échanges leurs espoirs en visionnant la vidéo de présentation de Terramies, puis leurs déceptions une fois pris en charge par la structure.

Les salariés et ex‐salariés de Terramies se sont montrés très réactifs à mes sollicitations, désireux eux aussi de dénoncer des conditions de travail et d’accompagnement des jeunes qu’ils jugent indignes. Malgré tout, certains des professionnels interrogés, toujours en poste ou non, ne pouvaient s’empêcher de jeter des regards anxieux autour d’eux lorsque je les ai rencontrés, de peur de croiser quelqu’un de la structure.

La direction de Terramies, échaudée par notre précédent article sur les débuts chaotiques de la structure, s’est malgré tout prêtée au jeu des questions, sans vouloir entrer dans les détails budgétaires. Le directeur général Pierre‐Antoine Le Page a souhaité insister sur l’importance d’interroger « l’ensemble des acteurs qui font vivre Terramies plutôt qu’une petite équipe de revanchards pratiquant la politique de la terre brûlée », pour reprendre ses propos.


Mineurs non accompagnés dans le Grand Lyon : nos précédentes publications

Droit de réponse

Nous avons reçu, le 6 avril 2022, ce droit de réponse de la part de l’entreprise MBC Sécurité :

DR – MBC Sécurité – Lyon – Terramies

La réponse de Mediacités : 

Nous maintenons l’intégralité de nos informations. Ce droit de réponse en confirme d’ailleurs certaines (utilisation de lampes torches, système de QR codes). En revanche, contrairement à ce qu’écrit le président de MBC Sécurité, nous avons bien tenté de solliciter son entreprise en amont de notre publication comme relaté dans notre article.

Cet article concerne la promesse : 
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Par Oriane Mollaret