Le « projet secret » de Decathlon pour continuer ses affaires en Russie

​​Société-écran à Dubaï, filiale à Singapour... Malgré son départ annoncé du pays, le géant français du sport a mis en place un système opaque pour continuer à vendre, en toute discrétion, ses produits en Russie. Des documents internes obtenus par Disclose révèlent que ce contrat secret a déjà permis à Decathlon d’empocher au moins 12 millions de dollars.

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Malgré son départ annoncé du pays, le géant français du sport a mis en place un système opaque pour continuer à vendre - en toute discrétion - ses produits en Russie. Illustration : Disclose

Le coup a été brutal. Le 29 mars 2022, un mois après le début de la guerre en Ukraine, Decathlon annonce la fin de ses activités en Russie. Comme pour d’autres marques occidentales, la pression internationale s’accentue alors sur le géant français du sport pour qu’il abandonne rapidement le marché russe. Un départ officialisé en octobre 2023, avec la cession de ses 60 magasins à un repreneur local, la marque Desport. L’épopée de Decathlon au pays de Vladimir Poutine est donc officiellement terminée. Sauf qu’il n’en est rien.

Depuis quelques semaines, et dans la plus grande discrétion, la multinationale française, propriété de la famille Mulliez, continue d’alimenter le marché russe en produits siglés de ses marques phares : Quechua, Wedze et Kalenji. D’après l’enquête de Disclose, qui s’appuie sur des documents internes à l’entreprise, des vidéos en sources ouvertes et les témoignages d’anciens salariés, Decathlon a mis en place un vaste système de dissimulation de ses exportations dans le cadre d’un contrat d’approvisionnement signé avec Desport pour un montant d’au moins 12 millions de dollars. Au cœur de cette manœuvre aux marges de la légalité, on trouve les plus hautes instances du groupe français, une société‐écran domiciliée à Dubaï ainsi qu’une filiale de la marque basée dans le paradis fiscal de Singapour.

Interdit d’utiliser le mot « Russie »

« J’ai appris que Decathlon voulait continuer à vendre ses produits en Russie à l’été 2023, explique une source qui a récemment quitté l’entreprise. J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’un projet secret ». À l’époque, poursuit cet ancien salarié qui a longtemps été en lien avec les sous‐traitants de Decathlon en Asie, « nous avions interdiction d’en parler entre collègues. Pour ceux qui étaient dans la confidence, le mot “Russie” était banni. Il fallait utiliser un nom de code : Sports_R ».

Le « projet secret » avec la Russie va se mettre rapidement en place, comme en témoigne un e‑mail envoyé en septembre 2023 par un responsable de production de Decathlon en Europe. Dans ce courriel que Disclose s’est procuré, le cadre du groupe se réjouit auprès de collaborateurs de la signature à venir « [d’]un contrat d’approvisionnement avec son nouvel acquéreur » russe. Montant escompté de cet accord confidentiel ? 12 millions de dollars (11 millions d’euros) pour 1,2 million de produits à écouler au plus vite dans les rayons des magasins Desport.

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E‑mail envoyé en septembre 2023 par un responsable de production de Decathlon. Capture d’écran envoyée par une source à Disclose

Pour fournir de telles quantités sans être vu, et en un temps réduit, le groupe sportif va mettre en place une stratégie reposant sur deux astuces. Le premier vise à détourner certains produits initialement destinés aux magasins européens, comme en atteste le courriel envoyé septembre 2023 : « Pour les commandes devant être expédiées en Europe, merci de réserver un volume pour la Russie ». Et le responsable de production d’affirmer qu’il a obtenu « l’accord complet de Jean‐Marc Lemière ». Ce dernier n’est autre que le directeur financier pour l’ensemble du groupe. Contacté par Disclose, il n’a pas donné suite à nos questions.

Société‐écran à Dubaï

La seconde astuce est plus élaborée. Et bien plus opaque. Pour honorer son contrat russe, Decathlon va avoir recours à une filiale domiciliée à Singapour, nommée Desipro. Grâce à elle, le groupe commande en urgence des marchandises à ses fournisseurs asiatiques. Problème, selon un ancien employé de Decathlon en Asie : « Avec la guerre en Ukraine, on ne pouvait pas demander à nos sous‐traitants d’exporter directement ces produits en Russie. Les cargaisons auraient été bloquées par les autorités locales ». Le géant du sport, qui n’a décidément pas peur des acrobaties, exige alors de ses partenaires asiatiques qu’ils envoient leurs cargaisons à Dubaï, par avion. À l’arrivée, c’est une société baptisée Phenix Limited qui réceptionne la livraison, comme l’indique une facture de vestes polaires Quechua que nous nous sommes procurée.

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Facture datée du 10 septembre 2023 établie entre Desipro, la filiale de Decathlon à Singapour, et l’un de ses fournisseurs bangladais, dont la société HKD Global Limited, est domiciliée à Hong Kong. Le fournisseur doit envoyer les vestes polaires Quechua, modèle MH520, à la société Phenix Limited, sise à Dubaï.

« Dubaï n’est qu’un leurre », témoigne cet ex‐employé de Decathlon auprès de Disclose. De fait, Phenix Limited a tout d’une société‐écran : aucun site web, aucun employé répertorié sur Internet et un seul contact recensé sur le registre du commerce de Dubaï : celui du cabinet Sun Dubaï, spécialisé dans la création de sociétés off‐shore. En réalité, « les conteneurs de produits Decathlon envoyés depuis le Bangladesh n’ont pas quitté le tarmac des aéroports de Dubaï, explique notre source interne. Ils sont immédiatement repartis vers Moscou ».

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Infographie Disclose

Un périple fortement émetteur en CO2, alors que l’avion est censé être l’exception pour Decathlon — 0,4 % de ses marchandises seraient transportées par ce biais, selon l’entreprise. Dans un tableau logistique interne daté d’octobre 2023, Disclose a identifié les références de vestes de jogging Kalenji, de vestes de ski Wedze, de pantalons et chaussures Quechua, tous acheminés par avion du Bangladesh à la Russie, via Dubaï. Des dizaines de milliers de produits sont concernés.

Un business à fond la forme

C’est finalement début novembre que les premiers produits Decathlon atterrissent sur le sol russe. « Malgré toutes les difficultés, les six premières livraisons ont passé la douane et sont arrivées au CAC [Centre d’approvisionnement continental] de Moscou », se réjouit une employée de Desport, auparavant salariée de Decathlon Russie, dans un e‑mail adressé à ses ancien·nes collègues, le 2 novembre dernier.

Le lendemain, un responsable logistique du groupe confirme, dans un message séparé, que 511 mètres cubes de marchandises, l’équivalent de huit conteneurs de grande taille, « ont été envoyés depuis le Bangladesh vers la Russie ». Il ajoute que « l’équipe import voulait tester le process » et que face au succès de l’opération, « les volumes de livraisons sont maintenant sur une pente ascendante ».

Une annonce qui tranche avec la position officielle de la marque. Interrogé par Disclose, Decathlon affirme mettre « tout en oeuvre, pour faire cesser la revente, sur le territoire de la Fédération de Russie, de [ses] produits ». Une référence à ses vêtements écoulés illégalement par des particuliers sur des sites russes de commerce en ligne. Mais aucune mention des marchandises que le groupe achemine lui‐même au pays de Vladimir Poutine. À nos demandes de précisions, l’entreprise n’a pas donné suite.

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Capture d’écran du système d’information logistique de Decathlon obtenue par Disclose. On y voit que le bureau d’Hô Chi Minh‐Ville, au Vietnam, programme une livraison de vestes polaires d’équitation pour femme, de la sous‐marque Fouganza, vers Sports_R, pour le 7 décembre 2023

Pourtant, notre enquête démontre que la machine à dissimuler les livraisons vers la Russie ne s’appuie pas seulement sur le Bangladesh. Des captures d’écran des bases de données logistiques du groupe indiquent que ses bureaux au Vietnam et en Chine organisent également des expéditions vers « Sports_R », le nom de code des magasins Desport, depuis octobre dernier. C’est dans ces trois pays que Decathlon fait fabriquer l’essentiel de ses produits, distribués en 36 sous‐marques.

Ces livraisons sont‐elles légales ou illégales, au vu des sanctions internationales contre la Russie ? « On est à tout le moins dans une zone grise », explique un expert français de la conformité des entreprises. Selon lui, « la complexification des chaînes d’approvisionnement, entre Singapour et Dubaï, pourrait s’apparenter à du contournement de sanctions ». Sans se prononcer spécifiquement sur Decathlon, Kevin Lefebvre, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales, analyse quant à lui que « 86 % des produits textiles exportés par la France vers la Russie avant la guerre en Ukraine n’auraient pas pu sortir du pays aujourd’hui, en raison des sanctions de l’Union européenne ».

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Des produits Decathlon vendus par un magasin russe Desport, sur une vidéo tournée le 26 novembre 2023 et publiée sur le réseau social VKontakte

Le 25 novembre dernier, le premier magasin Desport a ouvert ses portes dans la banlieue de Moscou. L’enseigne, lettres capitales blanches sur fond bleu, ressemble à s’y méprendre à celle de Decathlon. Les client·es ont été accueilli·es sous les applaudissements et les cris de joie des 70 employé·es du magasin, qui ont formé une haie d’honneur pour l’occasion, comme le montre une vidéo diffusée par Desport. La marque, qui a ouvert 23 autres magasins depuis, à Moscou et Saint‐Pétersbourg, vise 28 grandes surfaces d’ici la fin décembre, en lieu et place des magasins Decathlon.

Quechua, B’twin, Rockrider, Wedze, Arpenaz, Forclaz… Ces marques de Decathlon sont visibles sur plusieurs vidéos, publiées sur le réseau social VKontakte par des internautes russes, alors qu’ils arpentent les rayons de magasins Desport. En soulevant l’étiquette d’un pantalon Kalenji, l’un d’entre eux s’exclame : « Made in Bangladesh ! ».

 


Enquête : Pierre Leibovici ; Édition : Mathias Destal

Cette enquête est le résultat d’un travail d’investigation menée par nos confrères de l’ONG Disclose. L’équipe de Disclose, dont Mediacités est partenaire, s’est donnée pour mission d’enquêter pendant plusieurs mois sur des sujets d’intérêt général trop souvent délaissés par les médias et de mettre le résultat en accès libre afin de lui donner un maximum de retentissement. Disclose est une structure indépendante qui ne vit que grâce aux dons de ses lectrices et lecteurs.
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Par Pierre Leibovici (Disclose)