TRIBUNE – Les ZAD sous le regard des sciences sociales

Loin des caricatures, la chercheuse à Sciences-Po Aix, Stéphanie Dechézelle, ausculte l'identité et les parcours des zadistes. Et s'interroge sur la manière dont l'expérience Notre-Dame-des-Landes peut essaimer sur d'autres terrains. Un article initialement paru sur le site The Conversation, que Mediacités reproduit ici.

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Sur la ZAD: contre l'aéroport et son monde / Photo: Wikipedia Commons

La route départementale traversant la Zone à Défendre (ZAD) de Notre‐Dame‐des‐Landes en Loire‐Atlantique a été rendue à la circulation par ses occupants selon l’injonction des autorités. Ces dernières ont donné « jusqu’au printemps » aux associations et personnes mobilisées contre le projet d’aéroport pour organiser l’évacuation des occupations jugées illégales.            

En attendant, habitants et sympathisants de la lutte contre ce qu’ils jugent un « Grand projet inutile et imposé » se sont retrouvés nombreux le 10 février afin de discuter de son avenir, depuis l’annonce officielle de l’abandon du projet par le gouvernement le 18 janvier.

Mais qui sont‐ils ces « zadistes » au juste ? Sont‐ils des « terroristes » comme l’insinuaient assez grossièrement certains journaux, d’ailleurs moqués par Télérama ? Des hommes et femmes dont les intentions seraient funestes et l’organisation « paramilitaire », allant jusqu’à cacher – d’après ces mêmes journaux aux sources d’information pour le moins douteuses – des « boules de pétanques hérissées de clous » ?

La ZAD, terre de fantasmes

Les fantasmes et les clichés véhiculés par les politiques au sujet des militants ont été légion depuis au moins l’opération César de 2012 ordonnée en vue de détruire les installations jugées illégales, déloger par la force les occupants de la zone et réprimer dans son ensemble le mouvement anti‐aéroport. En dépit de la dureté des affrontements et du nombre considérable de gendarmes mobiles alors déployés (2 000), l’opération avait viré au fiasco pour le gouvernement. La résistance pugnace de celles et ceux qui disaient « non » à l’aéroport, loin d’épuiser les énergies, avait largement contribué à renforcer la détermination de tous. D’ailleurs ceux qui sont appelés les « zadistes » réoccupèrent le bocage un mois seulement après, à l’occasion d’une opération ironiquement baptisée « Astérix ».

Du côté des professionnels des médias, préjugés et conditions précaires d’exercice du métier s’ajoutent à la grande méfiance qu’ils suscitent du côté des habitant·e·s des ZAD pour expliquer en grande partie la récurrence de certains poncifs à l’égard des « zadistes ». N’ayant qu’un accès limité à certaines zones et certains occupants, des journalistes dépêchés sur place peinent alors parfois à recueillir autre chose que des déclarations convenues ou évasives, quand ils ne se voient pas carrément refouler en lisière de zone. Ils sont alors contraints à ne reproduire que caricature, amalgames ou éléments fournis par les pouvoirs publics.

Armes Zadistes ? / Flickr, CC BY

Seules une présence et une confiance réciproque permettent, dans de rares cas, d’accéder à une information de qualité. Quelques médias en ligne y sont parvenus, on pense ainsi à Reporterre ou Mediapart. Quelques ouvrages signés de professionnels des médias récemment publiés ont aussi eu le mérite de s’attacher à comprendre et analyser en profondeur les motivations des habitant·e·s de la ZAD.

Car les luttes prenant appui sur la désobéissance civile mettent souvent à mal les catégories d’analyse classiques. De ce point de vue, les regards que posent les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales constituent des instruments précieux de dévoilement des chimères produites par les représentants de l’ordre social dominant et d’approfondissement des connaissances au sujet de cette modalité de protestation collective.

Une population bigarrée

Pour comprendre qui sont les groupes présents, qui apportent un soutien, s’installent dans une ZAD, plus ou moins durablement et participent à des chantiers ou y lancent de nouvelles activités, il convient tout d’abord de se déprendre de toute conception homogène. Ce qui frappe, c’est d’abord et avant tout l’extrême diversité des personnes qui résident sur les sites occupés, en particulier à Notre‐Dame‐des‐Landes.

Les « zadistes » forment une réalité bien plus composite, bigarrée et complexe que ce que laissent à croire les nombreux fantasmes qu’ils suscitent. / Notre‐Dame des Landes/Flickr, CC BY‐NC

Diversité des profils et des statuts sociaux, mais aussi hétérogénéité des motivations, variété des raisons et des niveaux d’engagement, différences des trajectoires biographiques et des expériences préalables, divergences idéologiques aussi bien sûr qui exposent parfois cette petite société protestataire à la discorde.

Enfermer les individus dans des catégories toutes faites ne rend alors pas justice à la réalité sociologique des multipositionnements identitaires, politiques, sociaux de celles et ceux qui deviennent à un moment donné des habitant·e·s des lieux. Cela ne permet pas non plus de saisir qu’un.e militant.e aguerri.e peut tout à fait s’avérer aussi féru.e de permaculture, passionné.e de rap, diplômé.e du supérieur, autoconstructeur de cabane, parent d’un enfant né sur la ZAD, etc. Et qu’en cas de menaces policières, celui ou celle‐ci fasse barrage, y compris en usant de la force physique, pour défendre les lieux et ses idéaux.

Les identités sont rarement aussi simples (voire simplistes) que les dichotomies produites par les représentants de l’État (« bons agriculteurs » opposés aux « militants radicaux de l’ultra-gauche »).

Cela empêche aussi de percevoir le caractère composite des violences sociales et symboliques subies depuis parfois longtemps par certains des habitants, notamment par les plus enclins à la discrétion : pauvreté et son cortège de problématiques sociales, échec scolaire, institutions de placement, discriminations, insatisfactions liées au salariat et à son monde, déclassement social…

Car pour peu que l’on adopte une approche processuelle de l’engagement, ce sont surtout les bifurcations biographiques, les apprentissages croisés, les transformations de soi ainsi que l’expérience des métissages, des transgressions et des transfuges, qui caractérisent la très grande majorité de cette population bigarrée.

Doux rêveurs ? Terroristes ? Ici, une chaîne humaine en 2013. Jules78120/Wikipedia, CC BY‐NC

Rassemblés par la mobilité

Au‐delà des différences, l’un des points communs à de nombreux habitant·e·s des sites de contestation de projets d’équipement est la mobilité. Mobilité géographique surtout, mobilité sociale dans une moindre mesure.

Le nomadisme constitue en effet une caractéristique de nombre des « zadistes ». Beaucoup d’entre elles/eux circulent entre plusieurs espaces et formes de vie : au sein même de la ZAD parfois, à l’occasion d’un contrat de travail provisoire ailleurs ou d’une visite aux proches, mais aussi entre plusieurs zones à défendre. Divers modes de locomotion alternatifs à la voiture individuelle sont alors privilégiés, selon les ressources ou convictions de chacun.e : à pied, en vélo, en train, en auto‐ ou bateau‐stop, ou encore dans son véhicule personnel (camionnette ou fourgons, souvent aménagés pour y dormir et cuisiner).

La mobilité et fluidité des habitant·e·s, aussi bien sur place qu’entre sites occupés, tout comme le caractère informel de certains des collectifs qui soutiennent les ZAD en France, rendent de facto leur recensement difficile et les tentatives de catégorisation de leurs membres au mieux hasardeuses, au pire stigmatisantes.

De la « maison‐mère » aux « petites » ZAD

Depuis la fin des années 2000, à la ZAD du bocage nantais s’ajoutent d’autres formes d’occupation provisoire ou permanente contre les « grands projets inutiles et imposés ». C’est le cas en Val de Suse en Italie contre la ligne à très grande vitesse, au Testet dans le Tarn autour du barrage de Sivens, devenue tragiquement célèbre suite à la mort du naturaliste militant Rémi Fraisse et évacuée complètement en 2015, à Bure contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires radioactifs, à Kolbsheim, contre le projet de « grand contournement autoroutier » de Strasbourg ou encore à Roybon (Isère), contre la création d’un parc d’attractions.

Aux yeux de beaucoup, Notre‐Dame‐des‐Landes représente la « maison‐mère » d’une forme de lutte qui se déploie en divers endroits en France et en Europe (Bruxelles, Cologne, Roumanie) et vers laquelle il fait bon venir régulièrement se ressourcer, s’informer, revoir des ami·e·s, participer à tel chantier ou à un festival estival, soutenir les « copains » restés sur place, récupérer quelques effets laissés dans une cabane lors d’un précédent séjour…

C’est aussi d’elle que proviennent souvent les premiers militants qui occupent un nouveau site (comme ce fut par exemple le cas à Sivens), grâce aux savoirs et savoir‐faire acquis en Loire Atlantique. La récente victoire des opposants au nouvel aéroport pourrait donner à ces autres espaces de contestation un nouvel élan comme en témoignent les récents appels à soutien des « Hiboux » du bois Lejuc à Bure ou des « veilleurs d’arbre » de la ZAD du Moulin à Kolbsheim. Les appels à la convergence des luttes et le serment de solidarité entre causes ont été affirmés à plusieurs reprises lors du grand rassemblement du 10 février 2018.

 

Rejoindre le bocage de Notre‐Dame‐des‐Landes, emblématique par sa durée, la richesse des activités qui s’y déploient et, surtout désormais, la victoire contre le projet d’aéroport, permet ainsi de remettre du combustible dans l’engagement : on y trouve une grande variété de profils et de projets, une relative abondance alimentaire, spatiale et festive, une multiplicité d’occasions de mettre en œuvre des initiatives de toutes sortes, une richesse dans les discours et les pratiques mises en œuvre… qui nourrissent celles et ceux qui y séjournent.

Cela pare, sinon évite, les risques liés à un militantisme total en offrant un havre aux personnes à la recherche d’un lieu pour s’isoler, se cacher, se réparer. Sur les « petites » ZAD, moins peuplées, plus intermittentes, et donc moins couvertes médiatiquement, les activités tendent a contrario à se raréfier et les soutiens de collectifs, associations ou syndicats susceptibles de les soutenir à se montrer plus aléatoires. Tout cela rend inévitablement la lutte plus éprouvante et les rétributions de l’engagement plus rares.

Politiser le moindre geste

Autre élément de ressemblance, la protestation en actes, qui passe par une « politisation du moindre geste »

Cette forme de vie implique de développer au quotidien des alternatives aux pratiques et normes en vigueur existant dans la société dominée par un système de normes standardisées et marchandes. Cela implique aussi de penser différemment la représentation politique, confinée principalement à l’élection : horizontalité des pratiques, démocratie directe, rejet de la personnalisation et des porte‐parolats, organisation en réseaux de réseaux.

Il en est aussi des façons d’habiter ou de se nourrir qui sont conçus comme autant de modes d’agir aussi ordinaires que profondément critiques. Du choix d’un habitat léger (cabanes perchées ou au sol, tentes) ou plus « lourd » (maisons en pierre, bois, paille ou boue, caravanes ou yourtes), en passant par celui des matériaux de construction (uniquement naturels ou récupérés), la distribution des espaces de vie ou l’adoption de toilettes sèches, tout dans le style résidentiel adopté contient une remise en cause fondamentale de l’ordre social dominant.

Cabane sur la ZAD du Testet, 2014. Sébastien Thébault/Wikimedia, CC BY‐ND

Ce qui concerne l’habitat est aussi valable en matière agricole, alimentaire, mais aussi ludique, familiale… Les repas peuvent aussi bien résulter d’une préparation et consommation collectives, à partir des denrées produites sur place, que consommés de manière plus individuelle et en dehors des horaires socialement normés. Des espaces de gratuité ou encore un « non‐marché » hebdomadaire durant lequel des biens divers peuvent s’échanger sans prix fixé à l’avance sont organisés. Des zones ou moments non‐mixtes (entre femmes, entre homosexuels) sont proposés afin de favoriser la parole et de dénoncer les dominations et discriminations de genre. Des zones non motorisées voisinent les axes sur lesquels transitent tracteurs et autres engins agricoles, des éleveurs influencés par la biodynamie cohabitent avec des adeptes de l’alimentation vegan. En bref, il s’agit de formes variées du vivre autrement pour lutter différemment et… vice‐versa !

À l’heure où doit désormais s’ouvrir une nouvelle séquence pour la ZAD de Notre‐Dame‐des‐Landes et où des dissensions ressurgissent entre les différentes composantes du mouvement sur la destinée ou la propriété des espaces sauvés, il importe pour les sciences sociales d’observer l’après. Une fois écarté le risque d’un aéroport à cet endroit précis de Loire‐Atlantique, il sera désormais passionnant de suivre les dynamiques de cohabitation de ces profils, de ces conceptions et de ces projets si hétérogènes.

Stéphanie Dechézelles, Maîtresse de conférences en Science politique, Sciences Po Aix

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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Par Stéphanie Dechézelle