Depuis 2014, d’abord à Vaulx-en-Velin et maintenant à Lyon, à l’école Michel-Servet située en bas des pentes de la Croix-Rousse, Raphaël Vulliez met des enfants et leurs parents à l’abri. Initiateur avec d’autres du collectif Jamais sans toit [lire l’encadré ci-dessous], cet instituteur a de nouveau ouvert les portes de son établissement cet automne à deux familles sans solution d’hébergement. À l’échelle du Grand Lyon, plus de 80 écoliers ou collégiens dorment ainsi au sec grâce à la mobilisation de parents d’élèves et d’enseignants.
Mediacités a rencontré Raphël Vulliez le 12 décembre dans son école. Alors qu’Olivier Klein, le ministre du Logement, s’était engagé, en octobre dernier, pour que « cet hiver, il n’y ait pas d’enfants à la rue », le porte-parole de Jamais sans toit dresse un bilan local bien plus dramatique que les années précédentes et esquisse des solutions pour s’en sortir.

Mediacités : Combien d’enfants « sans toit » dénombre-t-on aujourd’hui dans la métropole de Lyon ?
Raphaël Vulliez : Les chiffres continuent d’augmenter mais, au 8 décembre, nous recensons 292 enfants sans toit dans un peu plus de 80 établissements scolaires. Parmi ces enfants, on en compte 136 rien que sur la ville de Lyon dont 35 ont moins de trois ans. Nos chiffres, qui sont loin d’être exhaustifs, englobent les collégiens et les lycéens, mais la plupart sont écoliers.
« Sans toit » ne signifie pas forcément que tous ces enfants dorment à la rue…
Aujourd’hui, 85 de ces 292 enfants sont mis à l’abri dans des établissements scolaires. Les autres dorment dans des squats ou directement dans la rue. En tout, 19 établissements sont occupés : 12 écoles et 1 collège à Lyon, 6 écoles à Villeurbanne. Si on se focalise sur ces deux communes, cela signifie que 40 % des enfants sans toit sont hébergés dans un établissement scolaire. Cette situation est assez inédite : on n’a jamais compté autant d’écoles occupées en même temps. C’est le retour du « monde d’avant », mais en plus brutal. Avant la crise sanitaire, les chiffres commençaient à baisser début décembre avec des mises à l’abri effectuées par la préfecture. Ce n’est pas le cas cette année.
La fin des mesures exceptionnelles liées au Covid explique-t-elle cette situation ?
Tout à fait. Un dispositif particulier mis en place en mars 2020, au début de la crise sanitaire, a permis de mettre à l’abri les familles jusqu’à juin 2022. Mais d’autres facteurs se combinent. Je n’apprendrai à personne que le logement est devenu le principal poste de dépenses des ménages et qu’avec l’inflation, cela devient très difficile pour de nombreuses familles. Par ailleurs, en période de plan Grand froid ou lors des mesures exceptionnelles de l’an dernier, l’État utilisait les nuitées d’hôtel comme variables d’ajustement. C’est plus compliqué aujourd’hui : les hôteliers, qui ont rempli leurs établissements avec des familles misérables pendant le Covid, veulent retrouver une activité touristique normale.
SDF de Lyon : la parenthèse du confinement peut-elle perdurer ?
À cela s’ajoute l’annonce de la suppression de 14 000 places d’hébergement d’urgence au niveau national [le gouvernement est finalement revenu sur cette annonce]. À l’instar d’autres pays européens, l’État français passe peu à peu d’une logique d’hébergement d’urgence à celle d’un « logement d’abord », autrement dit permettre tout de suite un accès à un logement de manière pérenne. Sauf qu’on est seulement en train de changer de paradigme et qu’on a encore besoin d’hébergement d’urgence.
« Mettre l’État devant ses responsabilités »
La durée des occupations d’école tend aussi à augmenter…
Oui. Auparavant, quand on occupait les écoles début novembre, on savait que ça allait durer trois semaines – quatre au maximum. Là, on est en train de dépasser largement ces moyennes. Des écoles comme la mienne [Michel-Servet, dans le 1er arrondissement] rentrent dans leur cinquième semaine d’occupation. Certaines hébergent des familles depuis avant les vacances de la Toussaint. Et nous n’avons aucune visibilité sur la période des vacances de Noël malgré leur imminence. Quand on héberge des familles dans une école, cela devrait être temporaire. C’est bien sûr pour les mettre à l’abri mais c’est aussi une manière d’alerter et de placer l’État devant ses responsabilités. À lui de prendre le relais.
La ville de Lyon s’est dotée d’un dispositif « Zéro enfant à la rue ». De quelle marge de manœuvre disposent les collectivités locales ?
Les villes n’ont pas la compétence en matière d’hébergement d’urgence, mais certaines, comme Lyon et Villeurbanne, jouent une petite partie de bras de fer avec la préfecture en tolérant les occupations d’écoles. Le plan lyonnais « Zéro enfant à la rue » consiste à mettre à la disposition de l’État des bâtiments du patrimoine municipal, comme un ancien commissariat ou une ancienne auberge de jeunesse dans le 5e arrondissement. Beaucoup d’autres grandes villes le font. Mais on ne parle là que d’une centaine de places. Ce plan est très sous-dimensionné. Il faudrait beaucoup plus de places et que l’État, qui reste l’acteur qui les attribue et doit assurer leur accompagnement social, joue le jeu.
« La ville de Lyon a un peu vendu du rêve »
De fait, ce plan est aussi très mal nommé…
La position de Grégory Doucet, c’était de dire que si on n’annonce rien, on ne fait rien. Mais la promesse de « Zéro enfant à la rue » est difficilement tenable et crée de la confusion. Elle laisse croire, à tort, que la ville a des compétences en matière d’hébergement d’urgence. Elle crée aussi des attentes parmi les familles et les parents d’élèves. Certains se disent qu’ils vont obtenir un hébergement d’urgence à Lyon et nous, derrière, on les ramène à la réalité en leur annonçant qu’ils ont une place à l’hôtel Budget de Saint-Fons ou à l’Ibis de Vaulx-en-Velin. Bref, avec ce plan, la ville de Lyon a un peu vendu du rêve.
Sandrine Runel, adjointe au maire de Lyon chargée des Solidarités, vient d’annoncer que la ville envisage de porter plainte contre l’État pour inaction, aux côtés d’autres communes comme Strasbourg. Qu’en pensez-vous ?
Moi, je ne suis pas aux responsabilités et cette éventuelle plainte, ce n’est pas mon problème. La seule chose qu’on veut avec Jamais sans toit, c’est que tous les acteurs arrivent à travailler en bonne intelligence et que la situation soit réglée. Plusieurs leviers peuvent être activés. Avec des températures qui descendent en-dessous de zéro, les villes peuvent mettre à disposition des gymnases et l’État peut activer le plan Grand froid pour débloquer des budgets [actualisation : la préfecture du Rhône a déclenché son plan Grand froid lundi 12 décembre au soir. 67 nouvelles places d’hébergement ont été ouvertes]. Cela permettrait de mettre les familles à l’abri pendant les vacances.
Les maires peuvent aussi utiliser leur pouvoir de réquisition. Jacques Chirac l’avait fait en 1994 à Paris ; en 2018, Patrice Bessac l’a fait à Montreuil. Ils peuvent aussi utiliser le logement intercalaire : mettre à disposition des logements vacants avec, comme garant, le CCAS [Centre communal d’action sociale]. Cela a été fait pour deux familles des écoles Gilbert-Dru [dans le 7e arrondissement] et Michel-Servet, il y a deux ans. La Métropole peut enfin jouer son rôle, c’est-à-dire s’occuper des publics fragiles que sont les femmes isolées avec un enfant de moins de trois ans et les femmes enceintes de plus de huit mois.
Dans quel état d’esprit se trouvent les enseignants et les parents d’élèves qui se mobilisent ?
On rencontre parfois une forme de découragement à se dire que la misère est un puits sans fond. C’est un peu le cas dans mon école qui a connu des occupations à répétition depuis le début de l’année. A Michel-Servet, cela fait plus d’un mois que des parents d’élèves ou des enseignants dorment tous les soirs à l’école, préparent les repas, les petits déj’, organisent des goûters solidaires, envoient du courrier… Pourtant, l’élan de solidarité est toujours au rendez-vous parce que ces situations sont insupportables, parce que les parents mettent des visages derrière le mot « sans-abri », ceux des camarades de leurs enfants. Et parce que cela paraît hallucinant qu’en 2022 des écoliers dorment à la rue.
Le modèle Jamais sans toit
Née à Vaulx-en-Velin en 2014, l’initiative Jamais sans toit a essaimé un peu partout dans l’agglomération lyonnaise puis en France. La démarche, consignée dans un « toitoriel », consiste à mettre à l’abri, dans une école ou autre établissement scolaire, des enfants sans domicile et leurs familles. L’occupation, pendant les nuits, dure en général quelques semaines, le temps d’alerter les pouvoirs publics sur des cas particuliers et que la préfecture trouve des solutions d’hébergement (places en centres d’urgence ou à l’hôtel, la plupart du temps).
« Au fil des années, de lanceurs d’alerte, nous sommes devenus experts du sujet », observe Raphaël Vulliez. De fait, Jamais sans toit soutient et accompagne des groupes de parents d’élèves, souvent très informels, qui naissent dans les écoles de Lyon et des alentours pour venir en aide à d’autres parents à la rue. Le collectif a aussi participé au lancement d’un réseau national d’aide aux enfants sans toit. Nantes, Strasbourg, Rennes… Une trentaine d’écoles sont aujourd’hui occupées sur le modèle d’action lyonnais.
Un sujet majeur ; merci pour cet article
Magnifiques ces personnes qui se mobilisent. Mais ce qui est incroyable c’est que l’Etat ne soit toujours pas plus engagé. Quelle honte pour un pays comme la France. Et puis je me demande toujours pourquoi on ne requisitionne pas certaines propriétés inoccupées… Et quand on bloque ces profits sur l’immobilier ? Et quand on investi vraiment dans de l’immobilier pour le peuple ? Et quand on arrête la gentrification et les loyers de débiles ! Quand on regarde sur le bon coin en essayant de trouver ne serait ce qu’un t1 ou t2 sur Lyon ? Ben c’est pas, même avec un salaire au smic ou à 1500€ qu’on va pouvoir se loger, sans parler des demandes de garants qui gagnent 3 à 4 fois le montant du loyer…. On arrête quand ces pratiques ?