Rénovation urbaine à Wazemmes : « On leur a dit, c’est un truc de bobos, ce n’est pas ça qu’on a envie de faire »

Dans le secteur Iéna-Mexico à Lille, les maisons préemptées et murées sont de plus en plus nombreuses, rendant la vie plus difficile aux riverains. La Fabrique des quartiers, opérateur de la métropole pour la rénovation urbaine, peine à faire vivre une véritable participation des habitants au projet de requalification du quartier.

Rue murée 2
Dans le quartier de Wazemmes concerné par un projet de rénovation urbaine, les maisons préemptées et murées sont de plus en plus nombreuses, au détriment du cadre de vie des habitants encore présents. Photo Stéphanie Maurice.

Ce devait être une concertation exemplaire, un modèle de ce que devrait être une rénovation urbaine où la parole des habitants compte. Un démonstrateur de la ville durable, dans le jargon des aménageurs et des pouvoirs publics, lauréat de l’appel à projet France 2030, lancé par la Banque des territoires et l’Agence nationale de rénovation urbaine (Anru). Les habitants du secteur Iéna‐Mexico, dans le quartier de Wazemmes, à Lille, sont heureux de le savoir. Parce que, pour l’instant, ils sont dans la colère, avec le sentiment d’être mal informés.

C’est un petit quartier, quelques rues, coincé entre le boulevard de Strasbourg et le boulevard Montebello, à deux pas de la station de métro, à dix minutes à pied du marché de Wazemmes, et encore, en flânant. De l’autre côté, c’est le Faubourg de Béthune, avec Concorde et ses barres d’immeubles, en plein chantier de destruction‐reconstruction. Il y a des courées, des immeubles plus bourgeois, quelques 1930 – de minuscules maisons ouvrières de bord de rue – un mélange architectural typique du début du XXe siècle à Lille. Il y a aussi des petits jardins planqués, un cerisier qui s’épanche dans une ruelle piétonne, et beaucoup, beaucoup de maisons préemptées et murées. Parfois depuis plus de dix ans. « Tu vis avec le sentiment de forces souterraines au travail, tu sens qu’il se passe quelque chose, mais il n’y a pas d’endroit où aller où quelqu’un peut te dire ce qui se passe », résume Catherine*, qui vit là depuis plus de vingt ans.

La dentelle de la rénovation des quartiers anciens

C’est normal, d’un point de vue d’urbaniste : préempter au fur et à mesure les biens, ou mener les procédures d’expropriation, maison par maison, prend du temps. De la dentelle, disent‐ils souvent. Rien à voir avec les quartiers surgis de terre dans les années 60–70, type Concorde, aux immeubles qui appartiennent à des bailleurs sociaux.

Les opérations de réhabilitation se montent entre gens qui se comprennent – bailleurs, villes, sociétés d’aménageurs, urbanistes – dans le cadre de ces grands plans étatiques menés par l’Anru. Il est bien plus difficile de rénover des quartiers anciens, avec des propriétaires occupants, ou des locataires dans ce qu’on appelle l’habitat social de fait. Les logements appartiennent au privé, mais ne sont plus aux normes, insalubres ou à la limite de l’insalubrité.

Passoires thermiques, humidité, fragilité du bâti, et on en passe. Ils sont loués peu cher, et logent tous ceux qui n’ont pas accès aux logements HLM, parce qu’ils sont sur liste d’attente, ou n’ont pas le profil administratif exigé. Alors, l’Anru a créé un programme de rénovation spécifique : le NPNRU‐QA (nouveau programme national de renouvellement urbain – Quartiers anciens).

La ville de Lille et la Métropole européenne de Lille ont monté leur dossier : deux quartiers ont été retenus, Wazemmes et Moulins. La rénovation de Iéna‐Mexico entre dans ce schéma. Avec en plus le bonus déjà évoqué, les financements de France 2030, 4 millions de subventions pour un programme d’investissement chiffré à 11 millions, au titre du démonstrateur.

Que prévoit‐il ? De rénover massivement en rendant le parc de logement plus durable. Comment ? En choisissant de conserver les maisons plutôt que de les détruire – autant que faire se peut – et en menant une réflexion sur un réseau de chaleur urbain pour les individuels, et sur un nouveau partage de l’espace public, avec des mobilités douces (plus de vélo, moins de voiture), et des lieux communs.

Au cœur du dispositif, les habitants. Une mission de 22 mois avec sociologue, médiateur et designers est prévue pour faire du « aller vers », sur ces deux derniers volets, la mobilité et les communs. Elle a démarré en janvier 2024. « L’idée est classique pour entrer en contact avec les habitants. On sait que quand on fait des réunions publiques, tous les publics ne viennent pas », explique un connaisseur de ces dispositifs Anru. C’est en fait un projet enthousiasmant et ambitieux, sur le papier.

« Des petits projets cosmétiques »

Encore aujourd’hui, les habitants ont peu conscience de tout cela. Ils veulent savoir à quelle sauce ils vont être mangés : quel est le projet ? quelles maisons sont concernées ? pour quoi faire et à quelle date ? « On est perdu dans le mille‐feuilles administratif », décrit Nicolas Zielinski, porte‐parole du collectif d’habitants.

Pourtant, l’équipe pluridisciplinaire supervisée par la Fabrique des quartiers, l’aménageur à qui a été confiée la gestion de ce programme, est bien intervenue, elle a bien discuté avec les habitants. Ils le reconnaissent volontiers. « Ils nous parlent de plein de petits projets intéressants, mais cosmétiques par rapport aux logements qu’ils laissent dépérir », tacle Nicolas Zielinski.

Catherine abonde, et donne un exemple : « Ils voulaient transformer un petit garage abandonné en local à vélo, et nous disaient : “vous pourriez faire un commun là”. La réunion s’est mal passée. On leur a dit, c’est un truc de bobos, ce n’est pas ça qu’on a envie de faire. Il y a dans ce quartier de lourds enjeux, par exemple vieillir seul chez soi, et on vient nous parler de garage à vélo. J’ai trouvé ça d’une pauvreté époustouflante. » Elle poursuit : « Ils nous parlaient de végétalisation, de circulation automobile. Moi, j’ai décroché, ça ne m’apportait pas de réponse. Pourtant, les maisons murées, c’est les boules. Ils ont vidé le quartier quand même. »

En fait, reprend le spécialiste de l’Anru, « les habitants vivent dans un quartier qui se dégrade, et les médiateurs n’ont pas de solutions, ne savent pas répondre à leurs questions, c’est presque insoluble. Un projet de renouvellement urbain, c’est dix à quinze ans, c’est énorme dans la vie d’une personne. » Nicolas Zielinski s’indigne : « On serait une génération sacrifiée, pour le bien de la ville. »

20250620_125044
L’état général du quartier se dégrade avec la multiplication d’adresses condamnées en attente d’une requalification du secteur. Photo Stéphanie Maurice.

Des maisons murées depuis dix ans

En face de chez lui, au bout de la rue de Iéna, cinq maisons sont murées, depuis environ dix ans, estime‐t‐il. Un vieux projet de prolongement de la rue d’Iéna vers le quartier Concorde a fait long feu, et aujourd’hui, elles sont incluses dans le NPNRU. « Un vélux est cassé depuis six ans, ce qui ne fait que dégrader le bâti », s’agace-t-il. « Je connaissais le propriétaire en face, il mettait en location son bien, c’était complètement utilisable pour un jeune travailleur. Maintenant, personne n’y vit. »

Pour l’instant, Nicolas Zielinski a recensé une trentaine de maisons fermées, sans compter celles des courées. D’après un powerpoint projeté lors d’un webinaire sur les mobilités durables de l’Irev, le centre de ressources Politique de la ville des Hauts de France, l’acquisition de soixante‐six biens est prévue.

À cette impression d’abandon visuel s’est greffée une autre problématique, la proximité de points de deal. « Ils consomment le plus rapidement possible leur drogue, on les voit se cacher derrière les poubelles », s’afflige Nicolas Zielinski. Le sentiment d’une dégradation générale du quartier s’est installé. « Une maison fermée, c’est une maison aveugle, qui ferme les yeux sur ce qui se passe à l’extérieur », dit une habitante.

C’est par Mediacités que le collectif découvre qu’il y a une enquête publique en cours, du 30 avril au 15 mai, sur les maisons à exproprier dans le cadre du projet, et qu’il a manqué l’étape la plus importante de ce type de dossier : l’enquête publique qui porte sur la DUP, la déclaration d’utilité publique. Autrement dit, le moment où tout un chacun peut normalement s’exprimer sur un projet d’importance, exprimer ses réserves ou ses propositions.

Le sujet est mis sur le tapis à la réunion publique organisée le 22 mai à la mairie de quartier de Wazemmes, sur demande du collectif d’habitants. Ce jour‐là, Guillaume Dufour, le responsable du programme NPNRU Quartiers anciens à la Fabrique des quartiers, rappelle que trois panneaux ont été installés à l’entrée de Iéna‐Mexico. L’information est manifestement passée sous les radars. « C’étaient les grands panneaux jaunes écrits dans un langage incompréhensible ? », percute une habitante.

Le risque de gentrification

Les échanges lors de cette réunion de quartier, où sont présentes Charlotte Brun, première adjointe à la mairie de Lille, et présidente du conseil de quartier de Wazemmes, et Estelle Rodes, adjointe responsable au logement, ne sont pas de tout repos. Les habitants y gagnent quelques éclaircissements avec la confirmation de la création d’un square. « Ses contours restent à définir », note Guillaume Dufour. « Le square, je suis super contente », souligne une habitante. « Mais j’ai dû aller chercher l’info très loin. Comment peut‐on être impliqué dans cette réflexion ? » Estelle Rodes le promet : « On va améliorer la communication. On est tous faillibles et perfectibles. » Charlotte Brun l’a reconnu en début de réunion : « C’est effectivement un projet long d’urbanisme, qui a pris peut‐être un peu trop de temps. Je trouve aussi que ce temps‐là est trop long à comprendre et à accepter. »

Une autre inquiétude pointe son nez : « Avant, il y avait beaucoup de logements sociaux là‐dedans. Pour beaucoup d’entre nous, une maison rénovée par la Fabrique des Quartiers, c’est déconnecté de nos bourses. On va chasser les pauvres pour mettre d’autres populations », s’exclame une participante. Charlotte Brun démonte l’argument : « Si on laissait faire le privé et la loi du marché, dans un quartier de cœur de ville, c’est la gentrification qui agit. » L’intervention publique a justement pour but d’éviter la spéculation immobilière, explique‐t‐elle.

Surtout, pour ces logements rénovés, la ville ambitionne de les vendre selon le principe du bail réel solidaire : on achète les murs, pas le terrain, qui reste propriété de l’Organisme de foncier solidaire, ce qui diminue le coût de l’acquisition, et la rend plus accessible. « Donc, on n’est pas vraiment propriétaire », essaye de comprendre quelqu’un dans la salle.

Un problème de communication « systémique »

Julien Talpin, un sociologue qui a beaucoup travaillé sur ces questions de participation des habitants à la rénovation urbaine, n’est pas surpris de ces difficultés de communication : elles sont systémiques. « Les opérateurs du type la Fabrique des quartiers font ce qu’ils peuvent », constate‐t‐il. « On demande aux gens ce qu’ils veulent, alors qu’ils sont en fait dans l’incertitude de savoir s’ils vont rester ou non. C’est toujours un grand flou, car il y a un enjeu généralement de renouvellement de population en faveur des classes moyennes, surtout dans des quartiers comme celui‐là, proches des centres‐villes. »

Il prend l’exemple des propriétaires‐occupants, qui vivent comme un déclassement le fait de passer d’une maison à un appartement. Le départ de la chargée de développement social et urbain de la Fabrique des Quartiers en octobre dernier n’a pas non plus arrangé les choses. Il a fallu attendre le nouveau médiateur, justement présenté à la réunion de quartier de ce mois de mai.

Mais tout n’est pas négatif : baptisé « L’Indépendant », un projet du démonstrateur urbain fait consensus. Cet ancien local professionnel reconverti en lieu partagé devrait ouvrir cet automne. Il servira de centre d’information sur le NPNRU, mais accueillera également une boulangerie et un atelier vélos.

Les gagnants de l’appel à manifestation d’intérêt sont allés chercher l’association des habitants, Boom. Celle‐ci organise chaque année une grande fête pour que les gens se rencontrent, avec frites offertes, parce que les frites, ça fait venir du monde, sourit une des organisatrices. C’est le paradoxe de cette affaire : les gens de Iéna‐Mexico savent se prendre en main, et faire du commun, sans besoin d’équipe pluridisciplinaire. Catherine se demande : « Mais pourquoi se mêler de ce qui marche déjà ? »

*prénom modifié

Votre soutien a de l’impact !

Chez Mediacités, nous nous engageons à vous offrir des informations exclusives et indépendantes chaque semaine. Pour permettre à nos journalistes de poursuivre leurs enquêtes approfondies, nous avons besoin du soutien de nos lectrices et nos lecteurs.

Devenez acteur de la révélation d’informations d’intérêt public en faisant un don (défiscalisable à 66 %). Votre soutien nous permet de maintenir un journalisme de qualité et de faire vivre le débat public en toute indépendance.

Aucun commentaire pour l'instant

Publié le

Temps de lecture : 7 minutes

Favorite

Par Stéphanie Maurice