La bataille de Lille‐Sud pour empêcher ses jeunes de basculer dans le trafic de stups

Alors que le dealer s’est imposé comme modèle de réussite auprès des jeunes du sud lillois, le collège et les associations du quartier tentent de montrer qu’une autre voie est possible via notamment des rencontres avec des anciens élèves au parcours brillant. Mais les moyens manquent et la glissade guette les collégiens quand ils sont exclus.

College Louise Michel
Le collège Louise Michel de Lille Sud a mis en place le programme « J'étais à Louise » qui permet des rencontres entre les collégiens et des anciens élèves devenus médecins, professeur d'université ou pilote de ligne. Photo : Matthieu Slisse
En quête de solutions

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Bonne lecture !

«Quels conseils donneriez‐vous à un jeune qui hésite à entrer dans le biz ? » Le biz, c’est bien sûr le business, le trafic de drogue. Celui qui pose cette question lors d’un forum des métiers, mi‐avril, est un élève de troisième du collège Louise Michel, à Lille‐Sud, un quartier marqué par ce fameux business. Et ceux qu’il interpelle sont des anciens de cet établissement, tous exemples de réussite dans un environnement difficile.

Ils participent au projet « J’étais à Louise » porté, entre autres, par Youcef Bousalham, aujourd’hui docteur en sciences de gestion et professeur associé à l’Edhec Business School. « L’un des modèles de réussite dans le quartier est celui des dealers, reconnaît sans hésiter cet enfant de Lille‐Sud. Ils représentent un possible tout à fait disponible alors que les autres possibles n’existent pas dans leur référentiel. » Les rencontres qu’il organise visent donc à échanger autour des projets des jeunes et à rendre visibles les parcours brillants de certains anciens du quartier.

A la recherche du «  désir mimétique »

«  Pour se créer, nous avons tous besoin de nous identifier aux personnes qui nous ressemblent, c’est ce qu’on appelle le désir mimétique », explique encore le professeur qui constate que même ses élèves de l’Edhec manquent de référents professionnels. « Or si des étudiants d’une bonne école expriment des difficultés quant à cette projection, poursuit‐il, que peut‐il en être des élèves de Louise Michel ? »

Avec 85 % d’élèves boursiers, dans un quartier où le taux de chômage avoisine les 25 % en 2021, le collège affiche un indice de positionnement social de 68, qui le place en queue de peloton dans la métropole lilloise, tant en matière de mixité sociale que de capacité des familles à favoriser les apprentissages.

« La plupart font leur stage dans des kebabs ou des garages quand ils ont des contacts, renseigne Toufik, ex‐travailleur social dans le quartier. Et encore, même pour ça ils galèrent. » Le principal du collège, Brahim Khiter, confirme : « C’est compliqué, mais on y arrive. Il faut qu’on anticipe sans doute plus que dans d’autres collèges. » À la tête de l’établissement depuis un an, il identifie un autre frein : « Il y a également un problème d’ambition. Les jeunes ne vont pas dans des endroits qu’ils ne connaissent pas. »

Les «  entorses aux statistiques » en exemples

D’où l’idée de Youcef Bousalham de « venir percuter les imaginaires ». Voilà dix ans déjà qu’il organise la rencontre « J’étais à Louise », avec l’une des deux conseillères principales d’éducation, Valérie Lepron. « Je sais parfaitement que ceux qui participent à cette demi‐journée et moi‐même représentons une image tout à fait fictive de la réussite car nous sommes une entorse aux statistiques. Mais ce mensonge est nécessaire car non seulement il représente un possible tout à fait disponible et il permet de le faire exister dans leur référentiel. »

« Tu veux devenir pilote de ligne ? Tu veux plutôt parler de pilote de ligne de production »

Présent à ce forum des métiers, Mourad Baghada, 24 ans, est l’une de ces « entorses aux statistiques ». Devenu pilote de ligne, il est venu partager ses galères et son expérience avec les jeunes. Nourri par sa passion, il n’a manqué ni d’ambition ni de rêves. Depuis le quartier de la Croisette, où il a grandi, il se voyait déjà pilote à l’âge de six ans.

Au collège, il dit baigner « dans une forme d’insouciance », pensant que les adultes vont l’accompagner dans ses désirs. « À l’époque, je ne connaissais pas du tout les filières professionnelles pour devenir pilote, raconte‐t‐il. Lorsque j’ai fait part de mon projet professionnel à mon prof principal de troisième, il m’a répondu : “Tu veux plutôt parler de pilote de ligne de production”. J’étais effondré. »

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Ancien élève du collège Louise Michel, Mourad Baghada, 24 ans, est devenu pilote de ligne. Il partage aujourd’hui son expérience avec les collégiens d’aujourd’hui. Photo &nbsp : Frank Hanswijk pour Vers Beton

Au même moment, il prend conscience de la stigmatisation qui colle à son quartier. « À partir de 15 ans, j’ai commencé à me faire contrôler un peu plus souvent par la police. J’allais de désillusion en désillusion. En tant qu’Arabe issu de famille précaire et vivant dans un quartier défavorisé, j’avais nourri beaucoup d’espoir dans le système éducatif. Or, au lieu de me pousser vers le haut, cet enseignant avait brisé mon rêve, peut‐être sans même le vouloir. »

« Si moi j’y suis arrivé, tout le monde peut le faire »

Il le met alors de côté et s’oriente vers un bac management et gestion. Avant d’y revenir quelques années plus tard. Il écume alors salons et portes ouvertes liés à l’aviation. « Mon rêve m’a rattrapé, sourit‐il. J’ai parcouru des milliers de kilomètres sur plusieurs années pour trouver les écoles et les formations adéquates. »

Aujourd’hui, il revendique bien volontiers son parcours auprès des jeunes et multiplie les mots encourageants : « Ce n’est pas grave si tu n’es pas bon en maths, tu peux quand même y arriver » ; « si moi j’y suis arrivé, tout le monde peut le faire » ; « il n’y a pas de limites si vous êtes motivés ». Il partage également ses conseils sur sa chaîne TikTok. « J’aurais adoré trouver ce genre d’infos quand je galérais, explique‐t‐il. Alors c’est normal de les partager. »

La prévention fait pschitt à Rotterdam

Il sait lui aussi qu’il fait figure d’exception en termes de réussite scolaire. « 80 % des élèves qui étaient dans ma classe au collège ont fini dans la vente de stups », estime‐t‐il. Les acteurs éducatifs ou sociaux du quartier sont les premiers confrontés aux difficultés de la concurrence du trafic de drogue. Ancien travailleur social, Toufik* se souvient très bien d’un travail auprès de jeunes anéanti en quelques secondes suite à une rencontre inopinée.

« On avait passé des mois à organiser une sortie à vélo jusqu’à Rotterdam avec des jeunes du quartier, raconte‐t‐il. Il avait fallu les convaincre du bien‐fondé de la démarche, les motiver constamment pour les sortir de leur zone de confort. » Arrivés à Rotterdam, nous étions fiers de leur implication quand nous sommes tombés nez à nez avec d’autres jeunes du quartier connus pour être dans le trafic de drogue. Ils étaient venus blanchir de l’argent dans une voiture rutilante. Les vertus du projet ont fait pschitt en quelques secondes. Nos jeunes se sont sentis cons et nous, on a eu bien du mal à les motiver pour les faire rentrer à vélo. »

« Le pire, on le sait, c’est l’inactivité ou le chômage qui pourraient les faire basculer dans le trafic »

C’est contre cette dure réalité que se bat Jean Becquet depuis plus de 35 ans. Cet ancien professeur d’histoire-géographie au collège Louise Michel est fortement engagé dans la vie du quartier puisqu’il est aujourd’hui le président du centre social l’Arbrisseau. Avec ses animateurs, il imagine un dispositif rebaptisé aujourd’hui « Les Réussites de Lille‐Sud ».

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Jean Becquet, ancien prof d’histoire-géo au collège Louise Michel est aujourd’hui président du centre social l’Arbrisseau. Photo &nbsp : Frank Hanswijk pour Vers Beton

L’idée est sensiblement la même que le projet mené dans le collège : faire rencontrer des jeunes du quartier, cette fois âgés de 16 à 25 ans, toujours en études ou engagés dans des formations, et des «  anciens » insérés dans la vie professionnelle. Alors que les questions des collégiens tournent beaucoup autour du montant du salaire, ces jeunes cherchent à savoir si les parcours des personnes érigées en exemple ont été linéaires. « On essaie de tout faire pour qu’ils poursuivent leur formation, indique Toufik*. Le pire, on le sait, c’est l’inactivité ou le chômage qui pourraient les faire basculer dans le trafic. »

Suivi des collégiens exclus

Une vigilance que partage le principal du collège au sujet de ses élèves. « On est très attentif au décrochage scolaire et à l’exclusion car une fois livrés à eux‐mêmes, les jeunes peuvent être plus facilement happés par le trafic », indique‐t‐il. Pour ce faire, deux projets ont été mis en place en cas d’exclusion : « Si un élève est sanctionné d’une exclusion d’au moins deux jours, nous proposons aux parents qu’il passe ses matinées au collège et les après‐midis dans une association du quartier, explique‐t‐il. Nous cherchons au maximum à éviter qu’il se retrouve chez lui ou dans la rue. »

Ce projet d’accompagnement des collégiens exclus (Pace) se veut un complément à la sanction. « On va travailler sur la faute, sur les faits commis, sur le rapport à la loi », poursuit le principal. Pour les cas les plus difficiles, exclus de cinq à huit jours, le collège expérimente la Mission rebondir et réussir (MRR). L’élève est alors totalement pris en charge par un partenaire associatif. À l’issue de son passage dans l’association, il reçoit un diplôme. « On va plutôt chercher à révéler son potentiel, à lui montrer ce dont il est capable », ajoute Brahim Khiter. Testée à deux reprises depuis le mois de février, la mission s’est soldée par une réussite et un échec.

Insuffisance des moyens pour la culture

L’autre cheval de bataille sur lequel les adultes s’activent est celui de la culture. « Ces élèves ne vont pas au théâtre ou au musée, regrette le principal du collège. L’acquis culturel, indispensable, vient par l’école. » Le chef d’établissement doit toutefois composer avec un budget en baisse pour mener à bien ses projets en la matière. Il y a certes un fonds social pour aider les familles mais il est épuisé dès le mois de septembre. Prévu initialement pour financer les sorties, il sert souvent à acquitter des factures de cantine.

Alors, en cette fin avril, quand une élève de quatrième débarque dans le bureau du principal pour lui indiquer qu’elle ne pourra pas participer à l’une des rares sorties prévues cette année, Brahim Khiter et son équipe cherchent une solution. « Cela fait des mois que nous avons organisé cette visite des châteaux de la Loire, ce n’est pas possible qu’elle n’y aille pas », peste le principal. La jeune fille qui a déménagé en cours d’année ne peut pas venir au collège à 5h du matin, heure du départ, faute de transports en commun. Qu’à cela ne tienne, les CPE, le principal ou encore ses enseignants se proposent tous de venir la chercher. La collégienne, un brin gênée, les remercie. « Pas la peine, lui répond le principal. Profite à fond. »

*Prénom modifié

Cet article est le fruit d’un partenariat éditorial avec Vers Beton, média local d’investigation basé à Rotterdam. L’ONG Journalismfund nous a attribué une bourse afin d’enquêter de manière croisée sur l’impact du trafic de drogue sur la rénovation urbaine de quartiers populaires  : Lille‐Sud dans la capitale de Flandres et Rotterdam Sud, dans le grand port néerlandais. Il fait partie d’un dossier «  Lille‐Rotterdam  : deux villes face au trafic de drogue » qui comprend d’autres volets :

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Par Nadia Daki