Le skateboard, un atout pour la ville de demain ?

« Les décideurs publics ont constaté que substituer le skatepark à la rue était une décision inefficace. » Dans un article universitaire publié par The Conversation, et que Mediacités reproduit, les professeurs Juliette Evon et Jean-Sébastien Lacam se penchent sur l'essor de la pratique de la glisse dans nos villes, et son corollaire : la naissance du « skate urbanisme ».

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Devant les bowls de la Guillotière, à Lyon. Photo : K.Sockalingum/Unsplash.

Souvent associé aux premières initiatives scandinaves des années 1990, le « skate urbanisme » est un mouvement activiste qui inscrit la pratique libre du skateboard dans l’aménagement urbain. Aujourd’hui de nombreuses municipalités en France et à travers le monde collaborent avec leurs communautés locales pour créer de nouveaux espaces publics en lien avec ses préceptes. Quels sont les raisons et les bénéfices attendus qui expliquent un tel engouement ?

Dans les années 1950 aux États‐Unis, le skateboard trouve sa genèse dans la culture californienne à travers la détermination des surfers à vouloir « rider » au‐delà de l’océan. Les pratiquants de skateboard se faisaient appeler « les surfers de l’asphalte » en référence au fait que les vagues ont été remplacées par une glisse d’un nouveau genre, sur le béton.

Dans les années 1960, les États des côtes est et ouest des États‐Unis sont les témoins de la popularité du skate qui passe de jouet bricolé à un véritable accessoire sportif. C’est à ce moment que la pratique se diversifie : freestyle (exécution de figures sur surface plane), downhill (recherche de vitesse dans les pentes) et slalom (parcours entre des cônes).

Mais il aura fallu traverser l’Atlantique et attendre la fin des années 1970 pour voir la construction des premiers skateparks, comme à Munich, qui « synthétisent l’espace d’origine du skateboard, l’océan, et son lieu de naissance, la ville moderne », comme le décrit Raphaël Zarka.

Mediacités et The Conversation

Ce texte est la reprise d’un travail initialement paru sur le site The Conversation, média indépendant qui publie des articles d’universitaires et de chercheurs sur des sujets d’actualité. Il est signé Juliette Evon et Jean‐Sébastien Lacam, tous deux professeurs en management à l’ESSCA School of Management.

« Skateboarding is no longer a crime »

Au même moment, afin de pallier leur manque de structure pour pratiquer, les skateboarders californiens se sont approprié des piscines, vidées pour lutter contre la sécheresse. Des spots qui ressemblent comme « deux gouttes d’eau » aux bowls (cuvettes arrondies souvent en béton) des skateparks actuels.

Mais au‐delà de la perspective sportive, le skateboard devient une subculture ritualisée de gestes, de signes, de symboles, avec comme lieu de partage la rue. La maxime « Skateboarding is not a crime », popularisée par la vidéo « Public Domain » de la marque Powell Peralta (1988), symbolise la résilience d’une culture souvent incomprise. Le partage de l’espace public a mis à mal la réputation des skateboarders souvent décrits comme des marginaux, des rebelles, des destructeurs, où l’exploration de l’environnement urbain en skateboard semblait incompatible avec d’autres activités humaines.

Ainsi les années 1970 sont synonymes de répression. Certaines villes de Californie et la Norvège interdisent la pratique libre du skateboard pendant plusieurs années, la déclarant comme trop dangereuse en raison de certains accidents, parfois mortels. Ce qui n’a pas empêché les plus irréductibles de continuer à “rider” en secret. Inévitablement la ville est restée leur espace de jeu.

Ces dernières années, le skateboard s’est popularisé davantage en devenant une discipline olympique (Tokyo 2020), une décision qui divise sa communauté mais qui demeure le symbole d’une reconnaissance sociale et économique (tardive…).

Le skateboard : un caléidoscope urbain

Face à la popularité actuelle de la pratique (20 millions de skateboarders dans le monde dont 1 million en France), les skateparks se sont multipliés (3500 en France).

Les municipalités souhaitent, d’une part, soutenir l’activité sportive et sociale des pratiquants, et, d’autre part, éviter d’éventuels problèmes de sécurité, de nuisances et de conflits avec les autres usagers. Cet encadrement du skateboard fait écho au modèle traditionnel de « la ville fonctionnelle » théorisée par Le Corbusier : se loger, travailler, circuler et se récréer (via les loisirs).

Dans cette logique, la construction d’un skatepark est fréquemment accompagnée d’une politique publique contre la pratique libre du skateboard (arrêtés municipaux, dispositifs anti‐skate, amendes, etc.), occasionnant parfois la disparition de « spots » historiques et de leur contribution sociale et culturelle à la ville.

Néanmoins, le skateboard a continué de bâtir son identité à travers son rapport singulier à l’environnement urbain. Son environnement est composé des formes, des surfaces et des matériaux (courbes, béton, métal, etc.) issus de courants architecturaux souvent sources d’inspiration pour les pratiquants comme le brutalisme. Ainsi, l’architecture de chaque ville favorise l’émergence d’un style original de pratique comme les Down Hills de San Francisco ou les rues tokyoïtes.

Par conséquent, le skatepark reste une reproduction de la rue, un lieu clôturé dédié à une pratique plus normée et plus athlétique que créative et artistique. Néanmoins, les décideurs publics ont constaté que substituer le skatepark à la rue était une décision inefficace.

Ainsi, la ville demeure le lieu de consolidation d’une expérimentation spatiale portée aujourd’hui par le mouvement skate urbanisme soutenu par de nombreuses municipalités « skate friendly » [favorable au skate, Ndlr] conscientes de ses potentiels bénéfices pour la collectivité.

Le skate urbanisme comme levier des transitions urbaines à venir

Le skate urbanisme est né de la volonté des communautés activistes et des mairies de planifier ensemble l’intégration du skateboard dans l’environnement urbain. Plusieurs villes européennes (comme Malmö, Copenhague et Bordeaux) sont avant‐gardistes dans l’application de programmes d’aménagement d’espaces hybrides ouverts au skateboard.

Bordeaux (recensant 35000 pratiquants) applique depuis 2019 un schéma directeur dont les grands principes sont l’installation d’un mobilier urbain spécifique, la distribution d’un guide du skateboard, une démarche de médiation entre les skateboarders et la population, ou encore la création d’évènements culturels.

La popularité naissante du skate urbanisme au sein des équipes municipales s’explique par l’espoir d’en récolter des bénéfices économiques, environnementaux et sociaux. Le skateboard est devenu un marché important (740 millions d’euros en Europe) au potentiel de développement territorial non négligeable.

Pour exemple, Bordeaux accueille le premier magazine français, l’unique formation diplômante dédiée, quatre sièges de marques mondialement connues, une vingtaine de distributeurs, six associations et plusieurs skateboarders professionnels. Enfin, la production visuelle de sa communauté et la communication « skate friendly » de la municipalité développent un tourisme consacré au skateboard.

Le skate urbanisme s’inscrit dans la tendance de « l’urbanisme circulaire », un modèle qui répond au défi de la transition écologique en souhaitant créer des villes sobres et durables grâce à la réinterprétation du bâti existant, 80 % de la ville de 2050 existerait déjà.

Il s’agit non pas de créer ex nihilo de nouveaux espaces mais de capitaliser sur l’actuel. En ce sens, le skate urbanisme prône le recyclage urbain et la frugalité budgétaire en réhabilitant des lieux de pratique en déshérence ou en améliorant des « spots » existants, par exemple via la recommandation d’horaires de pratique afin de limiter les nuisances sonores.

Il permet également de sécuriser et d’intensifier l’utilisation de ces espaces via l’ancrage de la communauté et la fréquentation de nouveaux pratiquants par exemple les femmes qui sont de plus en plus nombreuses dans un environnement traditionnellement masculin. De plus, il propose une solution de mobilité douce, non polluante et physique au même titre que le vélo et la trottinette.

Enfin, ce mouvement contribue à la transition des modes de vie. La ville est désormais pensée selon ses usagers et l’accès facilité à leurs besoins fondamentaux comme le travail, les soins et les loisirs. Dans cette dynamique citoyenne, le skate urbanisme apporte aux mairies des solutions à cette transition en encourageant une activité physique de proximité gratuite, en stimulant l’engagement citoyen via des projets d’aménagement (par exemple portés par les budgets participatifs) ou encore en favorisant le vivre ensemble à travers des évènements culturels et sportifs propices à l’expérience artistique et à la mixité des populations.

Par conséquent, les décideurs publics changent progressivement leur appréhension négative du skateboard libre et urbain pour le considérer comme un acteur vertueux de la ville durable et inclusive de demain.The Conversation

> Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Par Jean-Sébastien Lacam et Juliette Evon (ESSCA School of Management)