Partage du business, guetteurs à trottinette et toxicos SDF : à Lille‐Sud, le trafic de drogue s’enracine

Présent dans le quartier sud de la capitale des Flandres depuis plus de trente ans, le deal n’a en rien diminué avec la rénovation urbaine. Le profil des petites mains du trafic évolue, comme celui des consommateurs, les points de deal physiques se doublent de services de livraison, et l’organisation très cloisonnée empêche les policiers de vraiment l’endiguer.

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Une camionnette de police en patrouille rue de l'Arbrisseau, à Lille Sud. Photo : Nadia Daki

«Cela fait presque vingt ans que j’habite ici et j’ai toujours vu des dealers dans la rue, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. » Pour Salima, maman quinquagénaire de deux enfants, rencontrée rue de l’Asie, à Lille Sud, les trafiquants de drogue font partie du quotidien.

En ce jour glacial de février, cinq d’entre eux se pressent autour de chariots contenant des réchauds alimentés par des bonbonnes de gaz. Habillés en noir de la tête au pied, emmitouflés sous leurs bonnets, ces jeunes d’environ 20 ans tiennent le « four », autrement dit, un point de deal, au vu et au su de tout le monde.

Tout aussi visibles sont les guetteurs, encore plus jeunes. Il est difficile d’arpenter le quartier sans croiser les rondes incessantes de ces ados en trottinettes électriques. Chargés de surveiller les allées et venues des piétons et des voitures, ils sont très efficaces, de l’aveu même des policiers, se montrant capables de repérer les agents en civil et de retenir les plaques d’immatriculation des véhicules banalisés.

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Un guetteur en trotinette électrique devant l’école primaire Richard Wagner, à Lille Sud. Photo Nadia Daki

Points de deal à ciel ouvert

« C’est un véritable jeu du chat et de la souris, lâche Seb*, policier au sein de la police judiciaire, spécialisé dans les affaires de blanchiment liées au trafic de stupéfiants. Ces “choufs” (nom donné aux guetteurs, ndlr) sont attirés par de l’argent gagné facilement. » Leurs rondes peuvent rapporter jusqu’à 100 euros par jour mais les plus jeunes se contentent parfois d’un kebab.

C’est au sud de Lille‐Sud que le trafic est le plus intense. On y trouve tous les types de produit : cannabis, shit, mais aussi héroïne, ecstasy et coke. Les points de deal à ciel ouvert n’étonnent plus les habitants, habitués aux va‐et vient permanents des guetteurs. Tenus par des « charbonneurs », ils tournent sept jours sur sept et presque vingt‐quatre heures sur vingt‐quatre.

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Un point de deal à l’angle des rues Paul Parisot et de l’Arbrisseau, à Lille Sud. Photo : Nadia Daki

Au fil des ans, le profil de ces petites mains du trafic a toutefois considérablement changé. « On trouve beaucoup de clandestins, de mineurs isolés ou encore de toxicomanes qui vendent pour avoir leur dose, constate Martin*, policier à l’Ofast, l’office anti‐stupéfiants, rattaché à la police judiciaire. Les trafiquants exploitent la misère humaine et jouent sur le fait que ces derniers risquent des condamnations plus faibles à cause de leur situation. »

« Ils ont des connaissances économiques qui feraient pâlir n’importe quel étudiant d’une grande école »

Sur le terrain, les dealers essaient aussi de brouiller les pistes en multipliant les intermédiaires. « On assiste moins qu’avant à des transactions stup contre argent en direct, explique encore le policier. Il y a l’équipe logistique qui gère l’approvisionnement et une autre équipe qui récupère l’argent. » Une organisation très cloisonnée qui lui fait dire que les trafiquants sont, la plupart du temps, des « gens très malins ».

« Ils ont des connaissances économiques qui feraient pâlir n’importe quel étudiant d’une grande école, sourit Seb*, spécialisé sur les affaires de blanchiment. En général, les dealers sont des mecs intelligents. Même si la plupart ont arrêté en troisième, ils sont dignes d’un BTS ou d’un diplôme d’ingénieur. Ceux qui restent guetteurs sont les plus “teubés” [bêtes, Ndlr]. »

Un trafic qui gangrène le quartier

Cela ne l’empêche pas de parler du trafic comme d’une « gangrène » qui sévit sur le quartier. « Lille‐Sud en est très imprégné et ce, depuis toujours, souffle‐t‐il. Il est seulement un peu moins féroce qu’à Moulins où, en plus des drogues, on va trouver des armes. »

Les voitures sérigraphiées ont beau arpenter les rues à longueur de journée et de soirée, c’est peine perdue. Pour Martin*, policier dans une unité qui lutte contre le narcotrafic, « marquer le territoire permet de gêner un peu le trafic, mais c’est un puit sans fond », lâche‐t‐il.

Plus optimiste, le maire (PS) de Lille, Arnaud Deslandes, indique que « les différents programmes de renouvellement urbain ont eu pour effet, au fil des ans, un certain repli du trafic ». Mais cette évolution supposément favorable ne se lit pas vraiment dans les statistiques de l’ensemble de la ville. On observe seulement que le pic des faits liés au trafic de drogue atteint dans la deuxième moitié des années 2010 n’a pas été retrouvé depuis.

Si l’un des objectifs de la rénovation urbaine engagée à Lille Sud était de combattre le narcotrafic, il est donc difficile de conclure à une réussite. Pour Toufik*, un ancien animateur qui a travaillé pendant plus de quinze ans dans le quartier, le trafic a simplement eu tendance « à s’adapter et à se déplacer au fur et à mesure des démolitions et des constructions d’immeubles ». Il constate par ailleurs une précarisation du profil des consommateurs depuis le Covid et le démantèlement des camps de la friche Saint‐Sauveur, en 2023.

« On voit désormais plus de toxicomanes SDF venir à Lille‐Sud, un quartier plus isolé que Moulins ou Wazemmes », observe‐t‐il. « C’est vrai qu’on en voit plus depuis trois, quatre ans, confirme Salima, la mère de famille. Des fois, ils posent leurs tentes ici, consomment leur drogue et dorment sur place. Ils sont souvent chassés par les jeunes. »

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Terrain vague, rue de l’Arbrisseau, où des consommateurs viennent parfois consommer de la drogue. Photo : Nadia Daki

Des dealers qui s’adaptent à la grande précarité…

Ce trafic évolue aussi beaucoup. Alors qu’à Roubaix, la drogue vendue est principalement destinée aux gens des quartiers, « le trafic à Lille‐Sud et Moulins a complètement changé, observe pour sa part Martin*, il est davantage orienté tout public. »

« Les consommateurs sont pour la plupart des personnes en grande précarité », confirme Brandon Dutilleul, chercheur en sciences sociales et coordinateur Hauts‐de‐France du dispositif Trend d’observation du marché de la drogue. Les dealers, en bons vendeurs, s’adaptent au budget de leurs clients. « Ils acceptent la petite monnaie et se montrent très arrangeants, précise le spécialiste. S’il manque trente centimes, ils peuvent parfois laisser passer car ils savent que la personne va revenir plusieurs fois dans la journée. » 

« Certains usagers m’ont rapporté avoir acheté pour 5 euros de cocaïne à Lille Sud, soit environ 0,1 gramme »

Par ailleurs, depuis plusieurs années, les prix de vente n’augmentent pas. Ils baissent même pour la cocaïne et l’héroïne, selon Brandon Dutilleul. « On trouve parfois le gramme d’héroïne à 10–15 euros, détaille‐t‐il. Et on observe souvent des produits vendus de manière fractionnée. Quand on parle de demi, pour de l’héroïne (ou de la cocaïne), il s’agit en fait la plupart du temps de 0,4 gramme. La cocaïne (ou l’héroïne) se vend quant à elle en 0,2 gramme. Et certains usagers m’ont rapporté avoir acheté pour 5 euros de cocaïne à Lille, soit environ 0,1 gramme. » 

… et qui pratiquent la livraison à domicile

Les dealers ne se sont pas seulement adaptés aux plus défavorisés. A cet égard, il y a eu un avant et après Covid, constatent tous nos interlocuteurs. « Depuis 2019, on a vu apparaître la livraison à domicile avec un recours aux réseaux sociaux pour démarcher le client », explique ainsi Brandon Dutilleul.

« Alors que les systèmes de vente correspondaient à des lieux bien spécifiques, on voit désormais des points de deal physique proposer également de la livraison, poursuit‐il. Ils passent par des applis de communication ou tout simplement par des textos qu’ils envoient à des listes de diffusion, en vantant la qualité de leurs produits. » Parmi les drogues les plus livrées, on trouve la cocaïne, souvent consommée lors de moments festifs, par des personnes plutôt insérées socialement.

Selon des policiers, le plus gros point de deal de Lille‐Sud générerait ainsi un chiffre d’affaires journalier de 30 000 à 40 000 euros.

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Aux dires des policiers, la cité de la Briqueterie pose problème en cas d’interpellation car les dealers peuvent s’enfuir via les coursives. Photo : Nadia Daki

Pas de guerre des gangs à Lille‐Sud

Une des particularités du trafic de stupéfiants sur la métropole lilloise est la relative bonne entente entre dealers. Contrairement à Marseille ou à Paris où des règlements de comptes peuvent avoir lieu, à Lille les dealers se partagent le territoire « en bonne intelligence, selon Martin*, le policier de l’Ofast. Les business se respectent et les dealers n’entravent pas les points de deal des uns et des autres. »

« Il y a certes les plus gros points de deal installés, gérés par des réseaux. Mais, il y a aussi des petites structures plus indépendantes qui vont plutôt avoir recours, par exemple, à des femmes pour assurer la livraison, ajoute Brandon Dutilleul. Relativement insérées dans la société, elles passent plus inaperçues et permettent de toucher de nouveaux publics. »

D’après les policiers rencontrés, tous empruntent le même parcours d’approvisionnement. Souvent qualifiée de « plaque tournante de la drogue », Lille sert à la fois de marché pour écouler la drogue mais aussi de zone de transit et de rebond vers une autre destination, la marchandise changeant de moyen de transport.

« Une bonne partie des produits provient des Pays‐Bas même s’ils transitent par l’Espagne, explique Martin*. La proximité de nombreux ports facilite les passages. » Selon lui, l’une des principales difficultés pour contrer ces trafics se situe dans « la mainmise des dockers, notamment en Belgique, et la corruption de certains douaniers. Il nous est difficile d’intervenir et ce, malgré la coordination des différents services de police des pays concernés. »

L’attrait du trafic dopé par Netflix

Ces failles sont bien connues des trafiquants mais aussi des jeunes du quartier. Elles peuvent conforter l’idée que le trafic est une activité pérenne. Les jeunes voient
dans ce marché un potentiel ascenseur social, d’autant plus que la prison ne leur fait plus peur. « Quand j’arrête des jeunes en récidive et qu’ils savent qu’ils ne vont pas échapper à la prison, ils voient ça comme faisant partie de leur carrière, comme une promotion », constate Martin*.

« Je m’y vois trop »

Théo*, 14 ans qui s’imagine déjà à la tête d’un réseau

Rencontrés aux abords du collège Louise Michel, des adolescents confirment l’attrait que le trafic peut exercer. Ils renvoient tous spontanément à la saison 2 de Braqueurs, une série Netflix qui montre comment la drogue transite en Europe. Jugée « très réaliste » par les policiers, elle inspire Théo*, 14 ans qui s’imagine déjà à la tête d’un réseau. « Je m’y vois trop », s’emballe-t-il, devant ses copains.

« Le modèle de réussite dans le quartier est, en puissance, celui des dealers. C’est indéniable », ne peut que constater Youcef Bousalham, ancien du quartier et aujourd’hui professeur associé à l’Edhec Business School. Il fait partie des acteurs qui, à Lille Sud, ont mis en place des initiatives pour dissuader les jeunes de basculer dans le trafic. Celles‐ci feront l’objet du troisième volet de notre série. Car comme le martèle Jean Becquet, professeur d’histoire-géo au collège pendant 35 ans et désormais président du centre social l’Arbrisseau, « c’est important de leur montrer que d’autres réussites sont possibles ».

*Prénom modifié

Cet article est le fruit d’un partenariat éditorial avec Vers Beton, média local d’investigation basé à Rotterdam. L’ONG Journalismfund nous a attribué une bourse afin d’enquêter de manière croisée sur l’impact du trafic de drogue sur la rénovation urbaine de quartiers populaires : Lille‐Sud dans la capitale de Flandres et Rotterdam Sud, dans le grand port néerlandais. Il fait partie d’un dossier « Lille‐Rotterdam : deux villes face au trafic de drogue » qui comprend d’autres volets :

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Temps de lecture : 8 minutes

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Par Nadia Daki