Après mon enquête sur les pompes funèbres, je n’étais pas le bienvenue au salon du funéraire… J’y suis allé quand même, voici pourquoi

Une partie des lauréats du concours "Funéraire d'or" mis à l'honneur sur le salon funéraire Paris 2025. Tout à gauche Sylvestre Olgiati, organisateur du salon. /Photo : Page LinkedIn Salon Funéraire Paris

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Par Matthieu Slisse

Un mois après la parution du livre Les Charognards, dénonçant les dérives mercantiles des deux leaders du secteur, Matthieu Slisse, journaliste pour Mediacités et co-auteur de l'enquête, a dû faire le forcing pour entrer au salon du funéraire. Son récit décrit les coulisses du travail d’un journaliste d’investigation.

«Quand des portes resteront fermées, vous apprendrez à passer par la fenêtre ». Cette image, c’est le directeur de l’école de journalisme de Lille (ESJ) qui nous l’avait présentée lors de son discours inaugural. J’y repense souvent. Les entraves à la liberté d’informer sont si nombreuses… qu’il fait aujourd’hui partie de mon quotidien de les surmonter. Mais jamais auparavant n’avais-je été contraint de passer aussi littéralement “par la fenêtre”. Jamais avant ce 19 novembre.

Avec Brianne Huguerre‐Cousin, j’ai coécrit le livre‐enquête Les Charognards, paru au Seuil le 17 octobre. Cette investigation, initiée il y a plus de deux ans dans les colonnes de Mediacités, décrit les rouages méconnus de l’industrie du chagrin. On y apprend comment les deux entreprises leaders du secteur, OGF et Funecap, toutes deux détenues par des fonds d’investissement, dévoient leur mission de service public, pour préférer des intérêts lucratifs. Manipulations commerciales, pression constante sur les conseillers funéraires pour vendre plus, recherche outrancière de rentabilité, notamment dans la gestion des crématoriums… Les endeuillés sont les proies des patrons et actionnaires de ces deux groupes, que nous qualifions de charognards.

Les Charognards : le livre‐enquête qui dissèque le business de la mort

Accréditation refusée

Pour la première fois de son histoire débutée en 1987, le salon du funéraire de Paris, grand messe bisannuelle de la profession, a décidé d’ouvrir ses portes non plus aux seuls journalistes spécialisés, mais à la presse en général. Dans la lignée de mon travail d’enquête, j’ai alors demandé une accréditation. Mon objectif était double. D’une part échanger avec les professionnels du secteur, afin de savoir comment ils avaient reçu nos révélations. D’autre part, j’y voyais une excellente occasion pour moi d’assurer une forme de “service après vente”.

Comme le décrit bien un article de Mediapart, de nombreux professionnels se considèrent comme des victimes collatérales du terme « charognard », choisi comme titre du livre. J’ai ainsi à cœur de justifier ce choix, d’expliciter notre démarche d’enquête ainsi que les précautions que nous avons prises pour prévenir tout amalgame. Aussi bien dans l’ouvrage que lors de nos interventions dans les médias.

Seulement, ma demande d’accréditation a été refusée. Ce alors que plusieurs autres médias, tels Ouest‐France, Le Monde, Le Parisien, Les Échos, ou encore l’émission « Quotidien » sur TMC avait finalement pu obtenir leur sésame. Motif invoqué : ma présence risquerait de “troubler les échanges”, ainsi que me l’a détaillé, par écrit, l’attachée presse du salon. Une autre justification sera invoquée par la suite, cette fois par le patron du salon M. Sylvestre Olgiati, sur son compte LinkedIn : celle de ma sécurité.
« Vous ne me ferez pas prendre la responsabilité de vous mettre en présence de 5 000 des 25 000 salariés que vous avez si récemment blessés ». Traduction : les professionnels du secteur seraient incontrôlables et pourraient vouloir vengeance, ce y compris de manière violente. Si je me réjouis que ma sécurité puisse être à ce point une priorité pour l’organisateur du salon, j’ai considéré cette justification infondée. Et, au culot, j’ai décidé de me rendre tout de même sur le salon.

Déambulation apaisée

Ce 19 novembre, me voici donc à bord d’un des premiers trains pour Paris. À 9 heures tapantes, heure d’ouverture du salon, je suis devant le parc des expositions du Bourget. Je n’ai pas de gilet pare‐balles, pas de garde du corps non plus. Pluie battante oblige, j’ai néanmoins mis des lentilles. Je me dis que cela m’éviterait de me faire casser mes lunettes si M. Olgiati a raison, et que je vais effectivement être attendu de pied ferme.

Muni d’une invitation fournie par une alliée dans la profession, je passe aisément les portes. Un mois et demi après ma demande d’accréditation, des recours et d’autres recours, des échanges d’amabilités également, par messages interposés, me voici enfin sur le salon.

Organisé par le syndicat de l’art funéraire, l’évènement rassemble tout ce que la profession compte de fournisseurs. Fournisseurs de cercueils, d’urnes funéraires, de corbillards, de logiciels, de vêtements professionnels etc. La variété des produits et services proposés est saisissante.

Discussions de salon

Quelques exemples. La marque Mémoires éternelles vous propose de créer « un sanctuaire numérique », pour que vos proches puissent continuer à vous écouter après votre mort… et même vous poser des questions grâce à un avatar IA. Pivert funéraire a développé un cercueil personnalisable et écologique (à base de sciure de bois et des résidus de l’industrie oléicole). La toute jeune marque Benou présente pour la première fois ses « urnes funéraires poétiques ».

Enfin, je découvre Funargos, une sorte de “blablacar des corbillards”, soit une plateforme en ligne sur laquelle les entreprises de pompes funèbres peuvent renseigner l’ensemble de leurs trajets afin de « cotransporter les défunts ». Avec plusieurs de ces jeunes entrepreneurs, la discussion est aisée. Nous évoquons souvent le livre, sans qu’aucun de mes interlocuteurs ne me disent avoir été blessé par son titre ou son contenu.

Au bout d’une heure de déambulation sur le salon, ma présence n’a causé aucun trouble. Je décide alors d’aller à la rencontre de mes contradicteurs. Je commence par Steve La Richarderie, rédacteur en chef de Résonance funéraire, média professionnel dont l’équilibre économique est intimement lié à l’achat d’encarts publicitaires… par les entreprises du secteur.

Les défunts justifient les moyens

L’impossibilité de débattre du fond

Le 1er novembre, il a publié un édito au titre en forme de question rhétorique Lanceur d’alerte ou… opportunisme nauséabond ? Attaché à la liberté d’opinion, je ne ferai aucun commentaire sur celui‐ci. En revanche, dès les prémices de la discussion, mon interlocuteur m’avoue ne pas avoir lu le livre. Peut‐on critiquer un ouvrage dont on ne connaît pas la teneur ? A plusieurs reprises, il déplore le criant manque de formations de nombreux professionnels, la porte ouverte selon lui, à des erreurs gravissimes… C’est justement ce que nous décrivons avec force détail dans notre enquête.

Au fil des échanges, notamment avec Elisabeth Charrier, secrétaire générale de la fédération nationale du funéraire (FNF), le premier syndicat patronal de la profession, je m’aperçois que de nombreuses figures de la profession se sont contentés de la couverture pour se forger une opinion.

Plusieurs éléments du livre seraient pourtant de nature à interpeller la fédération, qui compte OGF et Funecap parmi ses adhérents. Au point 5 du code de déontologie de la FNF, on peut en effet lire : « L’entrepreneur s’interdit de peser sur le choix des familles, directement ou par intermédiaire. Il les conseille avec discernement, en favorisant l’exercice réel de leur liberté de choix par la présentation d’une gamme étendue de produits et de services de qualité. »

Question de titre

Avec Gautier Caton, héritier de la puissante entreprise familiale du même nom, basée dans le Loiret, la discussion s’arc-boute également sur le titre. Pourtant, il est clair que ce sont les deux groupes leaders du secteur qui sont visés, fais‐je valoir. « On est une corporation, ce n’est pas une logique de protection, c’est une logique affective ». Et il en sera de même avec Sylvestre Olgiati, présent sur le salon avec la double‐casquette d’organisateur et de président de France funéraire, marque spécialisée dans les plaques. « Vous auriez choisi un autre titre pour le livre, je vous aurais déroulé le tapis rouge  », ose‐t‐il. Dans un post LinkedIn, il avait pourtant qualifié notre travail de « soi‐disant enquête »

Au terme de cette matinée de déambulation et d’échanges, mon bilan est contrasté. Bien que notre livre ait décrit des dérives extrêmement graves, celles‐ci n’ont pour l’heure manifestement pas ou peu “imprimé”. Et ceux qui concèdent que les pratiques mercantiles décrites sont tout à fait condamnables préfèrent ne pas le dire publiquement… de peur d’insulter l’avenir.

« Vous savez, quand on est un professionnel des pompes funèbres, il est difficile de pointer les erreurs ou les fautes de ses concurrents. Comment être sûr que l’on est, et que l’on sera nous mêmes toujours exempts de tous reproches », fait mine de s’interroger Mickaël Alvarez, directeur communication de l’Udife, le troisième groupe funéraire français, avec 500 agences structurées sous la forme d’une coopératives d’indépendants.

Un saut au salon des maires

Comme je m’étais invité, et comme M. Olgiati m’a à nouveau fait savoir que je n’avais « rien à faire là », j’ai décidé de ne pas m’éterniser. Ce dans le but d’éviter que ma présence ne soit interprétée comme une provocation. En fin de matinée, je me suis alors remis en route, direction un autre salon, le salon des maires, organisé au même moment porte de Versailles, dans le sud de Paris.

Le stand OGF sur le salon des maires 2025. Photo : Matthieu Slisse / Mediacités

Pavillon 3, allée M, stand 104, j’avais repéré qu’OGF, absent au salon du funéraire, y tenait un stand. Il faut dire que pour le leader français de la gestion de crématoriums, le contact avec les collectivités est une priorité absolue. Le stand reprend l’esthétique d’un cimetière [voir photo ci‐dessus], OGF entend se rendre immanquable pour tout ce qui concerne de près ou de loin la gestion et l’aménagement des cimetières. Cette fois pas sous le mode de délégation de service public (DSP) mais de marchés publics. Alors que je déambule sur le stand, un élu de banlieue parisienne et un autre de Bretagne prennent des renseignements.

Nantes Métropole fait un joli cadeau au numéro un du funéraire

Le dialogue doit rester possible

Jean‐Antoine Gourinal, « directeur des Crématoriums et de l’Environnement » chez OGF est aux petits soins pour les élus locaux, clients potentiels à bichonner. Les présentations faites, il prend également le temps de répondre à nos questions sur les quatre chapitres du livre qui détaille les rouages de ce business méconnu de la gestion des services publics funéraires locaux.

Puisque l’échange est informel, je ne le citerai pas entre guillemets. Il en ressort que selon ce haut cadre du groupe, nos révélations ne sont pas de nature à entraîner des changements ou a minima des remises en question. En dépit des faits, il maintient que la position dominante d’OGF sur le marché, couplée au profond désengagement des collectivités en matière funéraire, n’est en aucun cas un problème. 

Un livre ou un article, aussi enquêtés soient‐ils, ne suffisent parfois pas à faire évoluer les positions. Dont acte. En revanche – à condition de pouvoir se rencontrer – un dialogue est possible. Même si je n’y étais officiellement pas le bienvenu c’est ce qu’a permis ma visite au salon du funéraire. Sans heurts, sans provocation, sans les violences que l’on m’avait promis. Alors, on remet ça quand ?

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