Journalistes et gilets jaunes : s’écouter différemment, mieux se comprendre

Le mouvement des gilets jaunes représente un point de rupture entre journalistes et citoyens : accusés de leur couper la parole, trahir leurs motivations, simplifier leurs points de vue, des reporters se sont même fait agresser physiquement, lors du mouvement. Mais des solutions existent pour renouer le dialogue, comme l'explique Nina Fasciaux, représentante en France du Solutions Journalism Network.

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Affiche placardée lors dune manifestation du mouvement des gilets jaunes à Paris. / Creative Commons

D’après le 33e Baromètre de confiance dans les médias réalisé par Kantar pour La Croix en janvier 2020, l’intérêt des Français pour l’information atteint son plus bas niveau historique. Et un an après l’émergence du mouvement des gilets jaunes, 71% des Français n’ont pas le sentiment que les médias rendent « mieux et davantage compte » de leurs préoccupations. Le niveau de confiance dans les médias a chuté à 24%, le plus mauvais score en Europe selon le Reuters Institute.

Ce manque de confiance n’est pas nouveau. Mais le mouvement des gilets jaunes a cristallisé une impression qui était déjà là : les journalistes font partie de l’élite et sont, au même titre que les politiques, déconnectés des préoccupations des Français. Encore pire lorsque ces derniers se situent en “périphérie” (expression insupportable, qui place Paris au centre, marginalisant le reste de la France).

Arnaud Mercier, professeur en école de journalisme, écrit ainsi : « Il est indéniable que la sensibilité des médias nationaux à la cause des « périphérisés » qui ont de plus en plus de mal à boucler les fins de mois, n’est pas extrême, et ce depuis des années. C’est un vrai problème démocratique et éditorial qui est ici posé. […] Les gilets jaunes sont en colère d’être restés des invisibles pour les médias » [« Gilets jaunes », médias et Internet : les premiers enseignements, 10 décembre 2018, The Conversation].

Les dangers de la déconnexion

Et, même lorsque les journalistes rendent « visibles les invisibles », il semblerait que le récit qui s’en suit ne soit satisfaisant pour ces derniers. A cause des contraintes inhérentes à la profession (surtout à la télévision) on coupe, on simplifie, on résume. Mais surtout, on interroge des individus en fonction de ce qu’ils représentent : un groupe, une posture, une opinion. Ils rentrent alors dans des cases, ces cases forment un récit, et les nuances, la complexité du vécu de ces gens, de leur pensée, les raisons profondes (et non apparentes) qui les ont amenés là – chaque samedi sur ce rond‐point, ne rentrent plus dans la trame du récit journalistique.

Les dangers de cette déconnection entre médias et citoyens sont connus. Lorsque les citoyens ne se reconnaissent plus dans l’institution qui se situe entre eux et “le pouvoir”, il se passe exactement ce que le baromètre publié chaque année par La Croix nous dit :

1. Ils cessent de s’informer.
2. Ils n’ont plus confiance en les médias.

Cette méfiance envers ce qui constitue précisément, dans l’idéal, le contre‐pouvoir fragilise le dialogue démocratique, laissant la place aux despotes.

Aux États‐Unis, la journaliste d’investigation Amanda Ripley, s’est dit, au lendemain de l’élection de Donald Trump, que si après presque 30 ans à raconter son pays, elle n’avait pas su écouter ce qu’avaient à dire les millions de personnes qui ont voté pour Trump, c’est qu’elle n’était plus légitime pour exercer son métier. Ou bien, que si elle devait continuer, il lui fallait trouver un moyen d’intégrer les électeurs de Trump à son récit journalistique, qui ne pouvait plus se borner à être binaire. Des mois de recherches auprès d’experts en médiation (rabbins, avocats, médiateurs) l’ont conduite à écrire un essai, Complicating the Narratives, dans lequel elle conclut que le journalisme traditionnel ne fonctionne pas pour couvrir les sujets les plus polarisants, les conflits. Au contraire, les journalistes ont même tendance à rajouter de l’huile sur le feu et à conforter les positions extrêmes.

Renforcer l’écoute

Ainsi, une étude de l’ONG américaine More in Common montre que plus les citoyens américains sont « informés » (c’est-à-dire plus ils consomment de médias), moins ils sont en capacité de comprendre une opinion opposée à la leur. A l’heure où l’on s’informe aussi par les réseaux sociaux, dont les algorithmes nous proposent au choix des contenus que « l’on aime » ou, au contraire, que l’on déteste, le but étant de nous faire réagir (c’est-à-dire, cliquer), on voit mal comment sortir du cercle vicieux de la polarisation, où tout se résume à « pour » ou « contre » (voir à ce sujet l’excellent numéro du magazine Le 1, Facebook : la nouvelle fabrique de l’opinion, n°252 du 5 juin 2019).

Que se passerait‐il donc si les journalistes couvraient les sujets les plus épidermiques différemment des autres sujets ? En s’adaptant précisément à la façon dont les gens se comportent en situation de conflit ? Amanda Ripley a suggéré quelques pistes dans son essai, et la résonance a été telle, que le Solutions Journalism Network, propose désormais une nouvelle offre de formation basée sur ses enseignements (en s’inspirant des techniques de médiation de conflit pour traiter des sujets polarisants) et qui porte le nom de son article, Complicating the Narratives. 

L’un des piliers de la médiation, c’est l’écoute. Qu’est-ce qui empêche une personne d’écouter une opinion opposée à la sienne ? Les préjugés. La peur. Les liens sociaux avec les pairs. L’impression d’être incompris.

Qu’est-ce qui empêche à son tour un journaliste d’écouter la personne qu’il interroge ? Les raisons sont nombreuses. Leurs propres interrogations, tout d’abord. Des contraintes techniques, parfois. Le temps, souvent. Afin que le journaliste comprenne et rende compte de ce qui a conduit une personne à prendre une position plutôt qu’une autre, il faut aussi accepter de se laisser guider. Ne plus conduire l’interview. Écouter sans penser à ce que l’on va répondre, sans même savoir si l’on est d’accord ou non, sans penser à la question suivante, celle qui nous brûle les lèvres. Écouter avec curiosité, avec présence, empathie et sincérité. Car c’est aussi là que l’information se trouve. Dans toute sa complexité.

Un rendez‐vous le 7 mars à Paris 

Le Solutions Journalism Network s’associe à Reporters d’Espoirs pour lancer une expérience inédite afin de renouer le dialogue entre journalistes et gilets jaunes. 

Un temps d’échange entre journalistes et gilets jaunes, en même temps qu’une formation des deux parties au looping, un outil d’écoute active utilisé par des experts de la médiation en situation de conflit. Cet événement expérimental pourra permettre de créer un nouvel espace de dialogue entre médias et citoyens, où de nouvelles informations pourront être dites d’une part, et récoltées, analysées, d’autre part.

La session durera deux heures et se tiendra lors des Rencontres du bien s’informer à Ground Control à Paris, le samedi 7 mars 2020 après‐midi. 

Inscriptions ici

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Par Nina Fasciaux