Savants‐militants : ces scientifiques lyonnais qui s’engagent pour le climat

Ils sont paléontologue, biostatisticienne, hydrologue ou bio-informaticien. Chacun à sa manière - de la désobéissance civile à la sensibilisation du grand public ou de leurs pairs -, Gilles Escarguel, Léa Pascal, Laurent Lassabatère et Eric Tannier luttent contre l’inaction climatique. Rencontres.

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Léa Pascal et Laurent Lassabatere, membres de « Scientifiques en rébellion » ont participé à des actions de désobéissance civile. Photo : Tim Douet.

« En tant que scientifique, je suis écouté différemment », constate le paléontologue Gilles Escarguel [lire plus bas]. Comme dans nombre de laboratoires à travers le monde, les scientifiques lyonnais sont de plus en plus nombreux à agir face au dérèglement climatique et pour la cause environnementale. Sans craindre de s’affranchir de l’étiquette de « neutralité » qui leur colle à la peau. Mediacités a rencontré quatre d’entre eux.

1/ Léa Pascal et Laurent Lassabatère, adeptes de la désobéissance civile

Lorsqu’on les rencontre dans leur appartement, difficile d’imaginer ce couple au tempérament calme braver les interdictions pour dénoncer l’inaction climatique des gouvernements. « C’est de mon devoir d’alerter et d’agir, même si le climat est éloigné de ma thématique de recherche », affirme Léa Pascal, biostatisticienne à l’hôpital et doctorante en santé publique.

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La biostatisticienne Léa Pascal. Photo : T.Douet.

Avec son compagnon Laurent Lassabatère, la scientifique de 37 ans s’est engagée dans le collectif français « Scientifiques en rébellion ». Ensemble, il y a quelques mois, ils ont participé à leur première action de désobéissance civile non violente en Allemagne. 

C’est elle qui a réalisé les démarches pour rejoindre le groupe national et international Scientist Rebellion. La lecture de revues scientifiques et les conférences de Gilles Escarguel [voir son portrait ci‐dessous] lui ont fait prendre conscience de la nécessité de passer à l’action face à l’urgence et à la gravité de la situation.

Elle embarque donc à ses côtés Laurent Lassabatère, 48 ans, hydrologue à l’Université de Lyon, qui étudie l’impact de l’homme sur les écosystèmes aquatiques, notamment les rivières. Le changement climatique le rend lui aussi extrêmement inquiet : « Comme beaucoup d’autres scientifiques. » Même « les revues scientifiques prestigieuses comme The Lancet Planetary Health ou Nature Climate Change appellent à passer à l’action par la désobéissance civile », ajoute Léa Pascal.

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Laurent Lassabatère, hydrologue. Photo : T.Douet.

Trois jours de protestation

Leur première action s’est déroulée à Berlin, en octobre dernier. Durant trois jours, ils protestent avec d’autres confrères et consœurs de toutes nationalités à trois endroits stratégiques.

D’abord devant le Sommet mondial de la Santé, pour alerter sur les liens entre crise climatique et crise sanitaire, et faire reconnaître au gouvernement allemand que l’objectif d’un réchauffement à +1,5°C est un échec politique. Puis devant le ministère allemand des Finances, pour réclamer l’annulation de la dette des pays du Sud. Et pour finir devant le ministère allemand des Transports pour exiger la décarbonation du secteur.

Des militants, dont Léa Pascal et Laurent Lassabatère, déploient des banderoles revendicatives et tapissent d’articles scientifiques les façades des bâtiments officiels, pendant que d’autres s’y collent les mains avec de la glue ou investissent les couloirs en déclenchant l’alarme incendie.

« C’est quand même ridicule pour un scientifique de devoir se coller la main pour se faire entendre »

Le dernier jour, les deux scientifiques lyonnais sont fouillés et arrêtés pendant quatre heures par la police allemande. Un moindre mal alors que d’autres confrères, qui s’étaient englués à une BMW de sport dans un showroom à Munich, passeront une semaine en prison. « C’est quand même ridicule pour un scientifique de devoir se coller la main pour se faire entendre », commente Léa Pascal, amère.

« Les actions sont stratégiquement ciblées, prennent beaucoup de temps à préparer et peuvent entraîner des dépenses personnelles, ajoute Laurent Lassabatère. Tout le monde ne peut pas se le permettre. » Sans parler de la crainte d’une ouverture de son casier judiciaire. D’une seule voix, l’une et l’autre assurent que cette perspective ne leur fait pas peur : les risques juridiques les effraient bien moins que l’ampleur de la crise climatique.

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La biostatisticienne Léa Pascal et l’hydrologue Laurent Lassabatère. Photo : T.Douet.

 

2/ Gilles Escarguel sensibilise sur son temps libre

Difficile d’arrêter Gilles Escarguel lorsqu’il parle du climat. Au cours de notre entretien, le paléontologue de 50 ans de l’université Lyon‑1, spécialisé dans les grandes crises de l’extinction, tire le fil de ses connaissances. Comme lors des conférences qu’il donne sur son temps libre, depuis 2018, pour sensibiliser le plus large public à la catastrophe en cours.

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Le paléontologue Gilles Escarguel. Photo : T.Douet.

Les faits, il les connaît bien. Dans son domaine d’expertise, lui et plusieurs autres confrères « ont montré, dès les années 2010, que la dynamique d’extinction actuelle est 10 à 100 fois plus rapide et plus violente que les précédentes crises biologiques au cours des temps géologiques », détaille‐t‐il.

« Depuis 1800, on estime que 1 à 5 % des espèces connues à ce jour ont disparu. Et au rythme des dernières décennies, ce sont environ 25 % des espèces connues qui pourraient disparaître d’ici la fin du XXIe siècle », poursuit‐il. Si on les rapporte à la durée, ces chiffres sont « gigantesques », conclut Gilles Escarguel : un quart des espèces en un à deux siècles, contre 70 à 90 % en plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’années pour les cinq grandes crises d’extinction géologique.

Éruptions volcaniques

Cette découverte a cristallisé sa prise de conscience et son engagement. Sur les deux derniers siècles, reprend Gilles Escarguel, la plupart des disparitions ont été la conséquence de la destruction des milieux sauvages ou de la surexploitation par l’Homme de telle ou telle espèce. « Et, dans une moindre mesure, du dérèglement climatique, ajoute‐t‐il. Mais au rythme où va le réchauffement, d’ici trente à quarante ans, il sera la principale source d’extinction. »

Le paléontologue s’alarme du mode de vie « à l’occidentale » : « Il faut l’arrêter ! » « Si toute l’humanité vivait comme des Françaises et des Français, il faudrait trois planètes Terre pour être à l’équilibre stable et durable », lâche‐t‐il ainsi lors d’une conférence, en mars 2020.

Si on brûle la totalité du charbon, du pétrole et du gaz fossile contenue dans les sous‐sols, prévient‐il encore, la quantité de CO2 rejetée dans l’atmosphère serait équivalente à celle dégagée par les éruptions volcaniques survenues il y a 252 millions d’années. Celles qui sont à l’origine de la plus grosse crise d’extinction de tous les temps (Permien‐Trias) : 90 à 95 % des espèces avaient alors disparu en quelques dizaines milliers d’années. Celle des dinosaures, il y a 66 millions d’années, n’avait concerné « que » 70 % des espèces.

« Nous sommes de plus en plus en colère de ne pas être écoutés par les décideurs »

Cette comparaison et le reste de ses analyses, Gilles Escarguel les partage avec des assistances de plus en plus larges, du collégien au retraité. « Raconter tout cela devant un public est un investissement, je suis épuisé à la sortie » souffle le paléontologue. Ses conférences à titre bénévole – au rythme de deux par semaine – remplissent les salles, grâce au bouche‐à‐oreille : « Cela me fait des semaines de travail de quatre‐vingt heures… » Car le scientifique cumule : enseignant, chercheur, tuteur de doctorants, rédacteur en chef d’une revue scientifique…

« En tant que scientifique, je suis écouté différemment, observe‐t‐il. Je constate une forme de respect – peut‐être inconsciente – du savoir scientifique. » Mais il désespère des décideurs : « Nous sommes de plus en plus en colère de ne pas être écoutés par eux. Cela signifie que nous ne faisons pas une partie de notre métier. C’est insupportable et c’est ce qui pousse la plupart de nous à nous engager. »

Gilles Escarguel regarde d’un œil bienveillant le choix de certains de ses collègues de la désobéissance civile mais il s’en tient à l’écart. « L’éducation populaire via des conférences, tables‐rondes ou ciné‐débats est potentiellement plus efficace et impactante », pense‐t‐il.

Pour le paléontologue, n’importe quel citoyen est en capacité de proposer des solutions s’il s’informe sur la réalité de la situation. « C’est la Convention citoyenne pour le climat qui m’a ouvert les yeux sur ce point », confie‐t‐il, en préconisant de sensibiliser aussi les enfants mais en les préservant des discours percutants comme le sien. « Il faut en priorité les sortir de la ville pour les amener dans la nature et leur montrer qu’elle est peuplée d’êtres vivants, conseille‐t‐il. S’ils ne savent pas que tout cela existe, pourquoi la protégeraient‐ils ? »

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Gilles Escarguel. Photo : T.Douet.

 

3/ Éric Tannier fait réfléchir ses collègues

Moins connu du grand public qu’un Gilles Escarguel, Éric Tannier sème des graines dans la tête de ses confrères et consœurs. Avec sa collègue grenobloise Sophie Quinton, ce bio‐informaticien a créé en 2019 des ateliers de réflexion pour pousser les scientifiques à se reconnecter à leur métier.

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Le bio‐informaticien Eric Tannier. Photo : T.Douet.

Dans un cadre défini, sans ordinateur ni connexion internet et pendant une journée, une dizaine de participants viennent discuter et réfléchir aux conséquences sociales et environnementales de leurs recherches. « Pourquoi font‐ils de la recherche ? », résume le directeur de recherche au Laboratoire de biométrie et biologie évolutive de l’Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique), à l’université Lyon‑1, qui s’est également formé à l’éthique, une compétence indispensable de ses ateliers.

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, « l’ajout de connaissance et l’utilité pour la société ne sont pas forcément les réponses les plus courantes, constate Éric Tannier. Tous les scientifiques n’ont pas une connaissance profonde de la façon dont leur pratique transforme la société. Ils savent qu’ils participent collectivement au progrès, mais individuellement, il leur est plus difficile de se projeter. »

« Ils ne feront plus la science de la même façon »

Lors de ces ateliers, le bio‐informaticien les amène, étape par étape, à s’interroger sur leur façon d’exercer leur science. Éric Tannier les incite à identifier les valeurs avec lesquelles ils pratiquent leur métier et les sensibilise au réchauffement climatique à l’aide d’une fresque du climat ou encore en leur demandant de se projeter dans vingt à quarante ans. « L’objectif n’est pas de leur donner des solutions, mais une piste de réflexion avec des ressources documentaires », précise‐t‐il. Avec toutes ces billes en poche, « ils ne feront plus la science de la même façon », sourit‐il.

Éric Tannier a parcouru son propre chemin grâce à ses recherches et lectures dont il partage les références au fil de notre discussion : le mathématicien Alexander Grothendieck, le spécialiste de l’anthropocène Alexandre Monnin, la philosophe Isabelle Stengers ou encore Donna Haraway, biologiste et féministe américaine. Et bien d’autres, qu’il propose en ressources documentaires lors de ses ateliers.

« La production du savoir sert en bonne partie à des choses très utiles », convient‐il. Mais « la croissance économique est un levier fort de production de la connaissance, et pour moi, cela pose problème sachant que les pays riches sont responsables des problèmes environnementaux. »

« Perte de sens »

Ses ateliers de réflexion trouvent leur origine dans sa participation, dès février 2019, à l’écriture d’un rapport pour l’Inria pour lister des solutions concrètes que l’institut pourrait mettre en place en faveur de l’écologie. Parmi les préconisations : exercer la science appliquée conformément à ses valeurs. « Mais celle‐ci est restée lettre morte, regrette Éric Tannier. Alors nous avons construit ces ateliers pour remplir un vide. »

« La demande augmente car de plus en plus de personnes en perte de sens – dont les scientifiques – se questionnent sur leur métier », analyse‐t‐il. Dans un premier temps, Éric Tannier a développé ces ateliers au sein de son institut avant d’essaimé dans d’autres organismes. Sensibilisé depuis longtemps aux questions climatiques, le bio‐informaticien juge nécessaire de trouver des connaissances qui ne soient pas destructrices pour la planète. Mais il en convient : quand on a passé vingt ans à acquérir une expertise scientifique, il est parfois difficile de se réorienter vers une autre discipline plus proche de ses valeurs.

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Eric Tannier. Photo : T.Douet.

C’est à la suite de la multiplication des actions de Scientist Rebellion l’année dernière, avec l’implication de chercheurs français, que l’idée de réaliser des portraits de scientifiques lyonnais engagés face à l’urgence climatique nous est venue. Voir de nombreux scientifiques de divers pays former un collectif de protestation contre l’inaction climatique était inédit. Contactée, la branche française du mouvement nous a alors transmis le contact de Léa Pascal et Laurent Lassabatère.

Nous avons fait le choix de varier les « profils » d’engagement, avec notamment Gilles Escarguel qui organise des conférences sur son temps personnel afin de sensibiliser le plus grand nombre. Au sein des institutions, d’autres scientifiques comme lui partagent leurs connaissances sur le climat.

Éric Tannier a aussi retenu notre attention car son action fait écho aux nombreux étudiants qui quittent leurs filières pour se diriger vers des métiers moins écocides. Si le bio‐informaticien ne se définit pas comme « engagé », il nourrit la réflexion des scientifiques qui travaillent, par exemple, dans des secteurs polluants.

À chacun d’entre eux, le photographe Tim Douet a demandé d’apporter ou de réfléchir à un objet ou un élément qui symbolise leur engagement. Léa Pascal et Laurent Lassabatère ont imprimé le logo de Scientist Rebellion pour poser avec. Gilles Escarguel a sorti de ses tiroirs des ossements ou autres reliques d’espèces disparues, qu’il conserve dans des petites boîtes en plastique. Comme cette dent de nimravidae, du nom d’une famille de mammifères carnivores qui vivaient sur Terre il y a plus de vingt millions d’années, vestige d’une précédente extinction.

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Dans les tiroirs de Gilles Escarguel. Photo : T.Douet.

Enfin, Éric Tannier a choisi de donner rendez‐vous à notre photographe à la Confluence. « À l’avenir, sous l’effet du réchauffement climatique, le débit du Rhône risque de fortement diminuer, avertit le scientifique. Et ici, un jour, ce sera peut‐être lui qui se jettera dans la Saône, et non l’inverse. »

  • C’est tout de même irritant à la longue, cette manie à la con de systématiquement se donner un nom en globish : ça a commencé avec Iousse fort climate, voilà maintenant les Scientistes againste climate fêlure, comme si nous n’étions pas capables de comprendre Scientifiques contre l’échec climatique… ou l’insuffisance ? Ou la défaillance ? C’est un inconvénient collatéral : on en vient à se demander ce qu’ils ont réellement voulu signifier.

  • Merci et bravo les chercheurs et savants lyonnais proches de chez nous qui habitons Rhône et Loire, car nous autres, militants simples citoyens inconnus nous sentons bien seuls dans nos campagnes avec de grands noms qui s’expriment , oui, mais bien lointains ! !!

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Par Séverine Fontaine (texte) et Tim Douet (photos)