Loire‐Atlantique : à l’hôpital, des bébés placés dépérissent faute de moyens pour la protection de l’enfance

A Nantes, les nourrissons protégés de leurs parents dès la naissance et placés à l'hôpital paient cher le manque de places en pouponnière et la raréfaction des familles d’accueil. Ces derniers mois, le syndrome d'hospitalisme, cette carence affective qui conduit à un état dépressif grave, a frappé certains de ces nouveaux nés.

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Un bébé à la maternité. Image d'illustration / Photo Creative Commons : Janko Ferlič on Unsplash

« Je ne peux vous accorder qu’un quart d’heure. Il est 16 heures, on vient de recevoir une ordonnance de placement provisoire qui implique d’aller chercher un bébé demain chez ses parents avec les forces de l’ordre. Et je ne lui ai pas encore trouvé de place en famille d’accueil ou en pouponnière », nous prévient un cadre éducatif de l’une des unités de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de Loire‐Atlantique, lorsque nous lui demandons un entretien. Les agents du département, plutôt habitués à une discrétion indispensable au bien‐être des enfants dont ils ont la charge, ont décidé de sortir de leur réserve pour dénoncer les conséquences du manque de places en famille d’accueil et en institution. Une situation particulièrement critique pour une tranche d’âge très sensible : celle des nouveau‐nés.

Le retour de l’hospitalisme ?

Depuis juin 2020, onze nourrissons ont effectué des séjours anormalement longs au CHU de Nantes, où ils ont été hébergés plus longtemps que le nécessitent les soins normalement délivrés à la naissance. « Un bébé né le 3 mars, n’est sorti de néonat” que le 7 mai. Ils restent là, dans les couffins transparents du service, changeant de bras au rythme de celui des équipes. Ils sont tout pâlots, ne sortent jamais. Les personnels hospitaliers les prennent en réunion pour qu’ils entendent du bruit, des discussions », se désole Marie‐Sophie, une éducatrice de l’ASE. 

En 2020, ces séjours ont duré en moyenne deux mois, soit environ 60 jours. Une éternité. Depuis le début de l’année, la moyenne est retombée à 20 jours. « L’été dernier, des jumeaux – un cas de figure particulièrement difficile à placer – sont restés trois mois en service de néonatologie. Un record. J’envoyais régulièrement des messages à mon supérieur, mais il ne pouvait pas grand chose de plus que moi », relate Jean‐Luc Boero, responsable de l’unité de l’ASE de Nantes Nord, et par ailleurs président de la Ligue des Droits de l’Homme de Saint‐Nazaire.

« Ils n’accrochent plus le regard, s’oublient et ne demandent plus à manger »

Une autre éducatrice, Joséphine, s’inquiète : « Il y a un risque d’hospitalisme, un syndrome qu’on voyait dans les orphelinats en Roumanie dans les années 1980, par exemple. Comme personne ne s’occupe d’eux, les enfants se laissaient dépérir ». Ce risque est confirmé par Cécile Boscher, pédiatre au CHU de Nantes : « Un bébé a besoin d’une figure d’attachement et on a du mal à lui offrir cela dans une structure collective. Dans cette situation, c’est compliqué pour les enfants de se développer comme ils le devraient. Ils stagnent sur le plan psychomoteur, régressent parfois quand les durées de séjour sont trop longues, peuvent devenir marbrés alors qu’ils sont tout petits. Cela s’apparente à une dépression, ils n’accrochent plus le regard, s’oublient et ne demandent plus à manger… Les nourrissons placés du CHU finissaient parfois leur séjour au service de pédiatrie, ce qui occasionne à nouveau un changement d’équipe et la perte de la figure d’attachement qu’il s’était trouvé jusque‐là », déplore la médecin.

Coup de pression du CHU

« Ce phénomène de séjour en hôpital dans l’attente d’un placement a toujours existé, mais il a été particulièrement aigu en 2020 », explique Jean‐François Medelli, directeur délégué du pôle mère‐enfant au CHU de Nantes. Les raisons sont multiples : la difficulté d’anticiper le nombre d’enfants placés à la naissance chaque année, le nombre de patients en augmentation au CHU, le manque des temps du personnel soignant, la priorité faite au soin plutôt qu’aux mises à l’abri et aussi une sensibilité plus importante aux situations de maltraitance… « Quoi qu’il en soit, le nombre d’enfants, le temps qu’ils passaient dans les services, la frustration des personnels, l’idée que cela devenait structurel… tout cela nous a poussé à réagir. A partir de juin, nous nous sommes donc mis à recenser le nombre et la durée de séjour de ces enfants ».

En décembre 2020, la direction de l’hôpital adresse un courrier au Conseil Départemental, requérant l’organisation d’une réunion en février « pour mieux anticiper et prévenir ce genre de situation », selon le responsable de pôle. « Le Conseil Départemental a subi une pression assez forte du CHU, qui les a même menacés de leur faire payer les jours d’hospitalisation », indique Jean‐Luc Boero.

La réponse du département

« C’est vrai qu’en 2020, il y a eu un embouteillage à la sortie de l’hôpital », admet Cécile Chollet, directrice du pôle Solidarité au Conseil départemental. « Il n’y a pas de saison pour les enfants placés. On ne peut pas toujours anticiper les variations d’une année à l’autre. C’est aussi un problème de type de place : on ne peut pas prévoir le moment où la famille dysfonctionne, à la naissance, ou à l’adolescence d’un enfant », poursuit‐elle.

Sommé par le CHU de réagir, le Conseil départemental a proposé de mobiliser plus de personnel pour trouver des places aux enfants. « Ensuite, nous avons convenu de réduire le temps d’instruction pour accorder une extension d’agrément aux assistantes familiales – celles qui s’occupent déjà d’un enfant et veulent en garder un second ou un troisième. Enfin, nous avons systématisé le recours à des techniciennes de l’intervention sociale et familiale (TISF) pour venir s’occuper deux heures par jour des nourrissons hébergés à l’hôpital », détaille Cécile Chollet.

« Il n’y a pas de saison pour les enfants placés »

« Pour les trois derniers enfants hébergés à l’hôpital, l’intervention systématique des TISF soulage beaucoup nos équipes », se satisfait Jean‐François Medelli. De son côté, le CHU s’engage à ce que ses soignants assurent des tâches de maternage, le portage des enfants notamment. Il mobilise aussi les blouses roses, une association de bénévoles visiteuses de personnes hospitalisées fragiles. « A l’heure actuelle, sur 53 enfants de 0 à 2 ans confiés, il y en a 18 dans la pouponnière du Conseil départemental, un hébergé au CHU, un autre occupe la place d’urgence du CDEF, et quatre ou cinq enfants à Saint‐Luc et Anjorrant », détaille Cécile Chollet (les autres se trouvant en famille d’accueil, NDLR).

Aux dires de Cécile Chollet, la situation de crise de 2020 serait donc désormais sous contrôle. Ce n’est pas l’avis de certains de ses collaborateurs. « Sous la pression de l’hôpital, le Conseil départemental a demandé aux crèches des centres maternels nantais, Saint‐Luc et Anjorrant, de prendre en charge les bébés en rade. Mais ce ne sont toujours pas des pouponnières », s’indigne Jean‐Luc Boero. 

Un taxi pour la mater !

D’ailleurs, si l’urgence liée à la situation des nourrissons placés est désormais moins criante, le manque structurel de moyens de l’Aide sociale à l’enfance perdure. Ainsi, faute d’un éducateur ayant la possibilité de l’accompagner à l’école, un enfant vivant dans ce centre et ayant atteint quatre ans est mis chaque matin dans un taxi pour rejoindre les bancs de la maternelle. « Il s’agit d’une situation temporaire, le temps qu’une orientation vers un lieu d’accueil adapté soit trouvée. Et ce court transport (900 mètres) est accompagné », précise Cécile Chollet. « Je ne peux pas laisser dire que ce ne sont pas des lieux adaptés. C’est comme une pouponnière, l’accueil est très qualitatif. Même si l’idéal serait un encadrement d’un travailleur pour un enfant, ils sont mieux là qu’à l’hôpital ou chez leurs parents », assure la directrice du service Solidarité.

Une affirmation que réfute Marie Baudequin, éducatrice ASE syndiquée à la CGT : « Les personnels ne sont ni employés, ni formés pour s’occuper d’un enfant en permanence, le lien entre le personnel et l’enfant n’est pas du tout le même. Les enfants ne sont pas assez stimulés, ne bénéficient pas de temps en individuel. Mais comme ils ont une place, leur situation n’est plus considérée comme urgente ».

Un modèle en crise

Qu’il s’agisse de la mise en place de TISF ou de la création de places, même temporaires, dans les centres maternels nantais, une question se pose : le Conseil départemental doit‐il institutionnaliser ce qui, initialement, ne devait être qu’une solution temporaire face à une situation exceptionnelle ? L’institution semble démunie face au problème qui sous‐tend ce manque de place : celui du vieillissement et de l’érosion du nombre de familles d’accueil.

En dix ans, le département en aurait perdu environ 200, et plus encore de places, les familles accueillant souvent plus d’un enfant à la fois. « Cette lente disparition est immaîtrisée et immaîtrisable. La moyenne d’âge des assistantes familiales est de 55 ans, et on entend bien qu’à cet âge, elles refusent de prendre en charge des nouveaux‐nés », explique Cécile Chollet.

« A ce niveau, on est plus éducateur, on éteint les incendies ! »

La crise du modèle est d’ailleurs nationale : en 2018, les départements embauchaient 31 500 assistantes familiales contre 50 000 en 2012. Leur statut ne satisfait personne : il n’est ni vraiment bénévole, ni reconnu comme une profession à part entière parce qu’il s’agit de réaliser un travail domestique qui n’est d’ordinaire pas rémunéré. Dans le département du Nord, par exemple, des assistantes familiales pouvaient jusque récemment gagner moins que le SMIC.

Adrien Taquet, le secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des familles mène une consultation des associations et employeurs d’assistantes familiales depuis février 2020 en vue d’une proposition de loi pour rénover le métier. Sera‐t‐elle suffisante pour lui rendre son attractivité et éviter que d’autres enfants ne connaissent le sort des nourrissons nantais ? Difficile à dire. De son côté, Cécile Chollet s’interroge : peut‐être faudrait‐il valoriser financièrement l’accueil spécifique des nourrissons ? 

Souffrance éthique et turn‐over

Cela permettrait peut‐être de réduire le décalage entre le nombre d’enfants à placer et le nombre de places disponibles qui a donné lieu, depuis dix ans, au développement de deux nouveaux sigles : les « Placements mal exécutés » (PME) et les « placements non‐exécutés » (PNE), les séjours hospitaliers des nourrissons n’en étant qu’une des nombreuses variantes. Leur nombre total s’élève, selon les syndicats, à 200 en Loire‐Atlantique.

Ce type de situations plonge les éducateurs dans une contradiction éthique, voire les met en situation de maltraitance. « Je suis souvent amenée à demander aux éducateurs de faire des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Cela me demande toujours de me recentrer sur ce qui est le mieux, le plus important pour l’enfant. Et si c’est une simple mise à l’abri, et bien c’est comme ça. Cela génère beaucoup de souffrance dans mes équipes », témoigne le cadre éducatif. Joséphine, éducatrice, renchérit : « Les gens souffrent. Éthiquement, ils n’ont pas l’assise professionnelle pour supporter ce qu’on vit ». 

« Le Conseil Départemental aurait pu anticiper qu’avec une telle hausse démographique, on doive augmenter le nombre de places »

Il en résulte un turn‐over très important, peine supplémentaire pour les enfants placés qui doivent réinvestir un nouveau lien à chaque fois que leur éducateur vogue vers des horizons plus cléments. Ainsi, l’une des quatre délégations nantaises de la protection de l’enfance ne comptait en début d’année que deux travailleurs sociaux travaillant effectivement sur les huit budgétés. « A ce niveau, on n’est plus éducateur, on éteint les incendies ! Les titulaires partent, car personne ne veut d’un poste à 1 500 euros (sans prime) pour de telles responsabilités », déplore Marie Baudequin, de la CGT. Le 20 mai, sur les 280 professionnels de l’enfance du département, 172 étaient en grève, dans le cadre d’un mouvement national.

La colère des éducateurs rencontrés vise aussi les responsables locaux de l’ASE, dont ils dénoncent l’inertie : « On alerte régulièrement notre hiérarchie sur les problèmes que l’on rencontre. Elle nous propose des audits, des dispositifs « équipe en souffrance », des réunions pour fédérer les équipes… Mais la simple écoute ne suffit pas. Nous voulons que le Département ouvre son porte‐monnaie pour créer des places », martèle Joséphine. Jean‐Luc Boero conclut : « Le Conseil Départemental aurait pu anticiper qu’avec une telle hausse démographique, on doive augmenter le nombre de places. Mais même avec les situations dramatiques qu’on leur signale, il n’y a pas de réaction. Ils attendent. Les ordonnances de placement provisoire, elles, n’attendent pas ».

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Par Elsa Sabado