Roubaix, la ville‐laboratoire idéale pour penser le « monde d’après »

TRIBUNE - Avec son économie souterraine et ses espaces de solidarité entre habitants, l’ancienne cité textile peut être le levier d’une transformation profonde pour contrer l’hyper-consommation mortifère et inventer une nouvelle utopie, estime Vincent Boutry, animateur de l’Université populaire et citoyenne (UPC) de Roubaix.

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Le plan de la ferme du Trichon à Roubaix, friche industrielle réinvestie par les habitants. Illustration Matthieu Marty du Bureau calaisien d'architecture et de création.

Nous le savons, la destruction massive du vivant va multiplier les catastrophes que nous croyions jusque‐là réservées aux peuples du Sud et à certains écosystèmes plus sensibles mais qui touchent maintenant les pays du Nord et leur climat jusque‐là tempéré. Les plus pauvres, pourtant les moins responsables, en seront les premières victimes et, dès lors que nous le savons, nous nous devons de nous y opposer. Le modèle occidental fondé sur l’accumulation (la croissance sans limites par le pillage des ressources naturelles et humaines) de biens et de services pour gérer nos relations et nos vies est insoutenable. Il reste malgré tout, dans une forme de déni, l’horizon et la quête de toutes nos sociétés.

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Vincent Boutry, animateur et cofondateur de l’UPC

Nous sommes mis au défi de réaliser un changement culturel radical et rapide. Comment inventer de nouveaux imaginaires, de nouvelles énergies, de nouvelles cultures dans la majorité des populations au Nord comme au Sud ? Comment dénoncer l’illusion du bonheur par l’abondance de biens et services marchands industriels ? Comment prendre conscience des immenses aliénations, frustrations et violences que cela génère ? Comment faire apparaître comme désirable une sobriété heureuse qui serait capable de fournir plus de liberté, de sécurité, d’égalité et de sagesse que l’ébriété permanente de l’hyper-consommation réservée à une minorité dévastatrice et suicidaire ? Comment démontrer le gain de l’entraide et de l’action non violente sur la compétition et la violence pour affronter les catastrophes ?

L’imagination d’un nouveau bien commun ne peut apparaître que dans les tâtonnements d’un débat contradictoire permanent à partir d’expérimentations, d’assemblages, dans le « faire avec d’autres collectivement » et à une taille humaine – « vernaculairement » comme le dirait Illich. Il nous faut multiplier les tentatives d’expériences vécues d’une sobriété en les concevant réversibles, incrémentales, pragmatiques et connectées entre elles pour fournir un contre‐modèle de société résistante et adaptée, de résilience diront certains, aux catastrophes en cours. 

Roubaix, comme point de basculement vers un modèle de sobriété

La ville de Roubaix a été construite et traversée par l’histoire industrielle textile mondialisée, devenue caricature de l’hyper-consommation promue grâce au concept de « la mode » avec ses effets dévastateurs sur nos sociétés et l’environnement. Rappelons que l’industrie textile est encore la deuxième industrie la plus polluante dans le monde. Cette histoire a bâti d’immenses fortunes sur le dos de générations de fils de paysans pauvres, déracinés et immigrés venus d’Europe puis d’Afrique du Nord, pas chers payés, agrémentés de quelques bonnes œuvres qui font encore florès dans nos politiques sociales de rattrapage.

Beaucoup de Roubaisiens et de Roubaisiennes dans les quartiers populaires ont toujours su que « la 5e avenue n’a jamais sauvé Harlem » pour reprendre la comparaison avec New York de notre ancien sénateur‐maire André Diligent. Une partie de cette population a fait en partie sécession en organisant une économie souterraine, informelle, communautaire, de subsistance fondée sur plus d’entraide, de débrouille mais aussi parfois plus de domination et de violences. Cette économie populaire cultive des savoirs de sobriété et d’entraide qui peuvent être des points d’appui pour s’adapter aux catastrophes ou aux pénuries à venir. Encore faut‐il qu’elle soit reconnue, valorisée et organisée.

Roubaix : voyage au pays des gens qui « ne font rien »

La reconnaissance passe par l’alliance avec des collectifs d’habitants de « classes moyennes » qui feraient rupture en s’engageant dans des pratiques de sobriété convergentes, leur donnant ainsi plus de légitimité y compris dans les milieux populaires. L’organisation passe par la mobilisation des acteurs associatifs de la solidarité et du travail social, les artisans du lien qui maintiennent à bout de bras la cohésion de cette ville et sont bien placés pour co‐construire cette économie de l’entraide et de la subsistance. Ce travail social doit se réinventer pour renouer avec un travail de transformation sociale en étant véritablement aux côtés des habitants a contrario d’une posture professionnelle surplombante et moralisante en forme de guichet institutionnel.

Cette organisation pourrait s’attacher à la mise en place d’une économie administrée, démarchandisée, accompagnant l’implantation de collectifs d’ateliers ou de coopératives municipales autorisant et encadrant le développement d’activités fondées sur l’échange de savoirs, de matériaux et d’outillages pour renforcer l’autonomie et la sobriété dans différents domaines de la vie (santé, alimentation, logement, habillement, déplacement, éducation…) quand on ne dispose pas de revenus. Les quartiers populaires de Roubaix de par les stratégies de résistance aux injustices économiques, sociales et environnementales qu’elles ont déjà mises en œuvre disposent peut‐être d’un écosystème favorable pour expérimenter cet autre modèle de société à inventer.

Fabriquer un nouvel espace démocratique

Une telle transformation culturelle nécessite une mobilisation de l’ensemble des acteurs du territoire dans laquelle la mise en œuvre de chaque action est analysée et mise en débat le plus largement possible pour stimuler l’engagement et la créativité. Les contradictions qui traversent notre société vont s’exacerber avec l’avancée des catastrophes. Plutôt que de vouloir étouffer ces contradictions, il faudra les faire apparaître avec la volonté de les dépasser pour bâtir des compromis les plus larges possibles.

Un moyen est de construire un espace de discussion « apartidaire et indépendant », dans lequel peuvent se rassembler tous les citoyens sans distinction d’opinion, réunir de simples citoyens, des élus, des chefs d’entreprise, de salariés, des responsables associatifs qui puissent échanger à part la plus égale possible. Un tel espace s’expérimente à Roubaix sous la forme d’une Université populaire et citoyenne. Elle existe depuis 2004, avec peu de moyens, et doit se renouveler, être réinvestie, se réinventer. C’est avec cet objectif et face aux enjeux fondamentaux décrits dans cette tribune qu’elle appelle tous les artisans du lien à se réunir dans un « 1er forum social local pour une économie de l’entraide » à Roubaix les 19 et 20 septembre prochain.

 

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Par Vincent Boutry, animateur et cofondateur de l'UPC