Roubaix : voyage au pays des gens qui « ne font rien »

La troisième ville de la métropole lilloise compte 30 % de chômeurs. Mais ces habitants sans emploi officiel sont loin de ne rien faire. Leurs activités informelles jouent un rôle central dans les solidarités urbaines. Un ouvrage universitaire, « La ville vue d'en bas », décrypte cette « économie de la subsistance ». Entretien avec les sociologues Cécile Vignal, Blandine Mortain, José-Angel Calderón, et le géographe-urbaniste Yoan Miot.

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Illustration Jean-Paul Van der Elst

Votre travail porte exclusivement sur Roubaix, que vous avez sillonnée pendant cinq ans, de 2011 à 2015. La ville n’est pourtant pas mentionnée dans le titre du livre, ni sur sa quatrième de couverture. Pourquoi ?

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La Ville vue d’en bas, Travail et production de l’espace populaire, par le Collectif Rosa Bonheur*, Editions Amsterdam, 242 pages, 18 euros. Sortie le 20 septembre 2019.

José‐Angel Calderón : Nous n’avons pas fait une monographie sur Roubaix : on ne s’est pas tant intéressés à cette ville qu’à la manière dont certains processus économiques – la fragmentation du marché du travail, l’expulsion de l’emploi de franges entières des classes populaires – se répercutent sur les stratégies que celles‐ci doivent mettre en place pour garantir leur subsistance. Notre réflexion n’est pas uniquement locale, elle cherche à aller bien plus loin, à répondre à une question plus large : quels sont les effets de certains choix économiques sur la vie des gens ? 

Blandine Mortain : Roubaix est une sorte d’archétype de ce que nous voulions étudier : un territoire de mono‐industrie désindustrialisé, très pointé du doigt par les grands médias nationaux, et porteur d’une image dégradée. A travers cet exemple, nous avons cherché ce qui était transposable à d’autres territoires, dans une analyse plus générale. Néanmoins, nous avons aussi écrit ce livre pour interpeller les responsables de l’action publique, y compris de la ville de Roubaix et de l’agglomération de Lille.

L’enjeu du livre, c’est d’essayer de regarder la ville « d’en bas ». Où se situe cet « en bas » ?

Cécile Vignal : L’idée, c’est de regarder ce que font des gens dont on dit qu’ils « ne font rien ». De voir comment les classes populaires aux marges du salariat, dont une part importante des ressources proviennent des prestations sociales, organisent leur quotidien. Et de recueillir, autant que possible, leur propre point de vue sur leurs pratiques.

José‐Angel Calderón : Les récits construits sur cette ville adoptent souvent un point de vue extrêmement lointain. Ils se fondent sur des indicateurs qui sont très utiles, comme le taux de paupérisation des habitants, celui du chômage ou de l’inactivité. Ces indicateurs montrent des choses vraies : 30 % de chômage, 30 % d’inactifs sans compter les retraités… Cela dit la transformation profonde du marché de l’emploi et des conditions réelles d’existence. Mais quand on se place du point de vue des gens, on peut se poser d’autres types de questions. Le parti‐pris de cette enquête, c’était de passer du temps avec ces personnes pour essayer de comprendre la réalité qu’elles vivent. Les seuls indicateurs ne suffisent pas : 30 % d’inactifs ou de chômeurs, est‐ce que ça veut dire que les gens ne travaillent pas ? Non : peu à peu nous avons compris qu’en réalité ils travaillent, et même très durement.

Le travail de subsistance est partout… mais il n’est pas considéré comme un vrai travail

Que voit‐on quand on regarde la ville d’« en bas » ?

Blandine Mortain : On voit que le travail est partout, qu’il est omniprésent, et en particulier dans des espaces qui ne sont pas historiquement dédiés au travail comme la rue, la maison, le parking, le garage, les entrepôts, et tous les espaces laissés vacants par la désindustrialisation. Ce travail est également omniprésent dans l’emploi du temps des personnes, il occupe le quotidien de manière extrêmement forte. L’organisation de ce que nous appelons le travail de subsistance repose sur la totale disponibilité des gens, en même temps que sur une incertitude permanente. Ce travail est multiforme : il peut s’agir de remettre en état son logement ou d’autres logements afin de les mettre en location, de mécanique de rue, de soin aux autres, de travail de papier – celui qu’il faut faire pour accéder aux droits sociaux – du travail éducatif auprès des enfants…

Cécile Vignal : Il est également multiforme en terme de statuts : on voit un mélange d’emplois déclarés, de travail informel, de travail comme indépendant, de travail bénévole,…Tous ces statuts sont poreux. C’est très visible pour ce qui est des mécaniciens de rue : ils sont éventuellement déclarés pour une partie de leur activité, et peuvent en réaliser une autre partie au noir. Ou alors ils travaillent au noir, mais avec un garagiste déclaré…

Ces personnes ont‐elles le sentiment de réaliser un véritable travail ?

Blandine Mortain : Pas forcément. Mais quand on creuse un peu, tout ce qu’elles nous racontent ont un rapport avec du travail : « je n’ai pas un moment à moi », « j’ai été formé par untel », « c’est important de bien faire son travail »,…Tout nous dit quand même qu’elles ont conscience de produire un travail, même s’il n’est pas toujours nommé ainsi.

José‐Angel Calderón : Le travail de subsistance n’est pas considéré comme un « vrai » travail. Les gens occupent des fonctions sociales sans se demander s’ils travaillent ou non. Et même si cela ne répond pas à la définition du travail au sens des administrations publiques, nous pensons qu’il s’agit quand même d’un véritable travail, parce qu’il permet de subvenir aux besoins de subsistance des familles. Nous plaidons pour un élargissement de cette notion de travail, de la même façon que les mouvements féministes ont démontré que le travail domestique est absolument indispensable à la production de valeur, même s’il n’est pas rémunéré. Mieux se porte l’économie informelle, mieux se porte l’économie formelle. Alors pourquoi existe‐t‐il du travail reconnu, et du travail qui n’est pas reconnu comme tel ?

Cécile Vignal : Le soin apporté aux autres ou aux enfants, le ménage : toutes ces tâches peuvent être monétisées et faire l’objet d’emplois, notamment dans les classes moyennes ou supérieures. Au sein des classes populaires il n’y a aucun choix ; faute d’argent, on ne va évidemment pas embaucher quelqu’un pour faire cela pour nous, on n’y pense même pas. Ces tâches sont réalisées par les personnes elles‐mêmes ou leur entourage, avec des liens de réciprocité.

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De gauche à droite : José‐Angel Calderón, Blandine Mortain, Yoan Miot, Cécile Vignal, du Collectif Rosa Bonheur.

L’une des particularités de ce travail de subsistance, c’est qu’il crée du lien entre les individus. De quelle façon ?

José‐Angel Calderón : Quand on a un emploi et un salaire, on peut consommer, et donc vivre relativement seul. On peut côtoyer des gens qu’on n’estime pas forcément ou qu’on ne connaît pas. Les relations sont assez impersonnelles, abstraites. Quand on est en marge de l’emploi, on a besoin des autres. Le travail de subsistance repose sur la production de liens sociaux : sans cela, il n’y a pas de dynamique économique, pas de possibilité de subsistance. Il existe donc une forte identification entre les communautés de travail et les communautés de vie. C’est sur la base des liens qui préexistent à l’activité économique que se fonde la dynamique économique.

Blandine Mortain : La confiance est un élément absolument central de ces liens de réciprocité qui ne sont pas des liens marchands. C’est elle qui lie les gens ; et qui les oblige, aussi. Il s’agit d’une solidarité contrainte. L’interdépendance est très forte : on dépend des autres, qui vont être ceux qui vont fournir des ressources, qui vont devenir des clients. Le fait de travailler dans la rue, pour reprendre l’exemple des mécaniciens, implique qu’ils travaillent toujours sous le contrôle des autres. Donc il faut que le travail soit irréprochable – c’est du caractère irréprochable de leur travail que va dépendre le client suivant, qui ne viendra que si on le lui a recommandé, que s’il sait qu’il peut venir à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, qu’il peut y avoir des arrangements dans la négociation du prix,…La confiance, dès lors, joue à toutes les étapes du travail.

Vous êtes visiblement fâchés avec le terme d’ « économie de la débrouille ». Pourquoi ?

Blandine Mortain : Parce qu’il est connoté dans ses usages, doublement : si c’est « de la débrouille », c’est qu’on est forcément dans l’illégalité ou dans le trafic. Et parce qu’il y a quelque chose d’un peu rigolo dans le terme de débrouille, d’un peu inspecteur Gadget. Ce que nous tentons de donner à voir, c’est quelque chose qui est très organisé, et qui forme système. Ce n’est pas juste le système D pour faire quelque chose avec trois bouts de ficelle – des vies entières reposent là‐dessus. C’est plus structurel que de la débrouille.

Comment ce travail de subsistance transforme‐t‐il la ville ?

Yoan Miot : Ce travail que nous décrivons possède une inscription spatiale extrêmement forte. Ces classes populaires qui sont aux marges de l’emploi vont devoir travailler matériellement sur la ville pour réussir à s’abriter et accéder au logement, qui est la première condition de cette subsistance. A partir d’un travail d’autoréhabilitation de son logement on peut se loger soi‐même, loger ses proches ; et au‐delà, parfois, loger les autres – des autres qui font eux aussi partie des classes populaires – en devenant propriétaire‐bailleur. A partir du domicile, on va également pouvoir développer d’autres activités économiques, comme la mécanique de rue par exemple.

Cécile Vignal : Nous proposons cette notion de « centralité populaire » parce qu’elle vient donner l’idée d’une polarité positive qui offre des ressources, qui remplit des besoins que le marché ne remplit plus. L’enjeu, c’était de nommer centralité ce que les politiques publiques ont l’habitude de considérer comme la périphérie. Du point de vue des classes populaires, la centralité est ailleurs.

Vous évoquez dans ce livre des tentatives d’encadrement et de répression du travail de subsistance. Dans quel but ?

Cécile Vignal : Si nous parlons de répression, c’est parce que des mesures d’ordre public ont été prises : des arrêtés municipaux ont interdit l’exercice de la mécanique de rue, supprimé les marchés aux puces dans certaines parties de Roubaix,…Pour ce qui concerne l’habitat, il y a déjà bien longtemps que la municipalité a produit des formes de police du cadre de vie, avec des fonctionnaires diligentés pour établir des amendes en fonction des types de réhabilitations qui sont réalisées, des matériaux employés…Ce n’est même pas une question de légalité, mais de normes esthétiques. Ce qui renvoie à une question sociale forte : quand on habite un quartier populaire, est‐ce qu’on a le droit de faire la ville à son image ? Ou est‐ce que ce sont les autres, les élus – je le rappelle, avec 6000 voix au premier tour pour tous les maires de Roubaix, au vu de la très faible participation électorale – qui sont légitimes pour décider des formes de réhabilitation, des lieux de la réhabilitation ou des lieux de la destruction – pour parler de la rénovation urbaine ?

« Roubaix n’est pas une ville d’assistés, c’est une ville de travailleurs pauvres »

Vous décrivez une politique de remplacement de ces populations dont on considère qu’elles « ne font rien » par d’autres, issues des classes moyennes et supérieures…

Yoan Miot : Dans le projet de rénovation urbaine de 2007, voté par le conseil municipal et validé par l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU), il est écrit que le projet habitat de la ville de Roubaix est de ré‐urbaniser les friches situées à proximité du centre‐ville pour les consommateurs de culture. Quand on parle de « consommateurs de culture », tout en sachant que la culture cultivée est quand même très inégalement consommée par la population française, c’est qu’on cible une population.. On mêle politique de l’habitat, politique culturelle et politique scolaire en se disant : « comment fonctionnent les classes moyennes ? Elles veulent un cadre de vie agréable avec un certain type de normes esthétiques, elles développent énormément de stratégies scolaires, investissent beaucoup dans le capital scolaire de leurs enfants, et elles ont des pratiques culturelles plus importantes que le reste de la population. » On développe donc des politiques pour les attirer. La construction de la politique culturelle à Roubaix a été un enjeu politique extrêmement fort dans les années 90. Il n’y avait rien d’évident à ce qu’une ville aussi populaire investisse autant dans la culture.

La municipalité a donc laissé tomber les classes populaires ?

Blandine Mortain : Ce qui est sûr, c’est qu’elle tourne le dos à sa population populaire historique, qui reste majoritaire, pour se tourner vers une politique d’attractivité des classes moyennes. Elle n’est pas la seule à le faire, loin de là. La politique d’attractivité des territoires est un mantra très largement développé ; c’est aujourd’hui la grille de lecture assez univoque des politiques urbaines. Roubaix a pourtant une longue tradition de travail avec et pour les classes populaires. C’est donc un véritable virage historique qui s’est produit.

Comment ces classes populaires se mobilisent‐elles ?

José‐Angel Calderón : Elles se mobilisent autour d’enjeux qui ont trait à leur organisation quotidienne, et d’une façon qui n’est pas forcément spectaculaire. Cela peut passer par des discussions informelles, par une résistance à la fermeture d’une crèche ou à un plan de dé‐densification des quartiers populaires qui implique une mobilité forcée. Il y a un sentiment de rupture d’un contrat moral avec l’Etat, qui n’assure plus la subsistance des familles. Pour vivre, les minima sociaux ne suffisent pas. Il existe une désaffection de la politique politicienne, ce qui n’implique pas forcément une dépolitisation des classes populaires.

Blandine Mortain : C’est vrai qu’il y a peu de mobilisations des classes populaires, mais elles ne forment pas un groupe homogène et unifié. Ce que nous montrons, c’est aussi une fragmentation importante de ces catégories, avec de la conflictualité interne, qui rend d’autant plus difficile une mobilisation commune.

« Roubaix n’est pas un ghetto ni un espace de relégation, c’est une centralité populaire »

Quels préjugés sur Roubaix votre travail au long cours permet‐il de démonter ?

Blandine Mortain : Roubaix n’est pas une ville d’assistés, c’est une ville de travailleurs pauvres. Ce n’est pas un ghetto ni un espace de relégation, c’est une centralité populaire.

Cécile Vignal : Sur les fenêtres des habitations, on peut voir de petites affichettes qui vendent à bas prix des vêtements d’occasion, ou des productions qu’on a faites soi‐même par exemple. Cela ne peut fonctionner que si l’on sait que nos voisins sont aussi de milieu populaire et vont les acheter. Quand on est un pauvre parmi les riches, on ne met pas de petites affichettes dans la rue. On retrouve donc bien l’idée d’une centralité populaire, c’est-à-dire d’un espace dans lequel on subsiste positivement, et aussi d’un point de vue moral – c’est-à-dire dans la construction d’une identité et d’une fierté collectives. Qui est hétérogène, et crée de la dispute interne. Mais qui permet quand même de se construire collectivement dans le travail de subsistance, dans le travail salarié aussi, et dans l’avenir des enfants. C’est justement parce qu’il s’agit d’un espace populaire que l’idée d’un avenir est possible : parce qu’il est encore possible de se loger, de travailler et de se nourrir.

Yoan Miot : Depuis une quarantaine d’années, la ville est pensée dans son écart à la norme : c’est un espace dans lequel les classes populaires sont trop concentrées par rapport à l’idée de mixité sociale ; c’est un espace d’assistés, d’inactifs, de gens qui ne travaillent pas, qui ne sont pas dans la norme du salariat. Ce que nous voulons montrer, c’est ce que Roubaix est : à l’inorganisation de la vie quotidienne, nous opposons une forme d’organisation. A l’idée que Roubaix serait une périphérie sans mixité sociale, nous répondons : c’est une centralité populaire. Au fait de dire que c’est une ville d’assistés, nous disons : regardez, il y a du travail. Ce que nous essayons de mettre en évidence, c’est que Roubaix est bien quelque chose – quand on regarde la ville du point de vue des classes populaires, et de ce qu’elles vivent.

*Le Collectif Rosa Bonheur se consacre depuis 2011 à l’analyse sociologique de l’organisation de la vie quotidienne dans les espaces désindustrialisés, à partir d’une grille de lecture matérialiste. Il est composé de Anne Bory, José‐Angel Calderón, Yoan Miot, Blandine Mortain, Juliette Verdière et Cécile Vignal.

  • C’est moi ou il n’est nulle part question du travail généré par le trafic de stupéfiant qui structure pourtant une partie de l’économie informelle roubaisienne ????!!!
    A ce titre, Roubaix pourrait d’ailleurs devenir une ville‐pilote pour la légalisation du cannabis.
    J’espère qu’on en parle dans le livre qui m’a l’air bougrement intéressant. Sans quoi, il va falloir retourner sur le terrain.

    • Bonne remarque mais « chutt » car il n est peut être pas politiquement correct de parler de cette économie qui n’existe pas qu’à Roubaix.… mais partout.
      La faute à qui ?
      Pour ma part je pense que c’est d’abord la faute des consommateurs car sans consommateur il n y aurait pas de dealers.
      Alors comme pour le tabac et l’alcool peut être faudrait il que l’état devienne le principal fournisseur à défaut de proposer une Education Nationale performante qui éduque vraiment et ne produise pas une bande de rigolos qui n’arrive plus à réfléchir et à comprendre…
      Je sais je suis parfois excessif mais c est pas dope à moi 😉

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Par Propos recueillis par Clémence de Blasi