À Roubaix, une rénovation urbaine aux airs d’opération militaire

Deux cents personnes se sont rassemblées ce dimanche 24 novembre dans le quartier populaire de l’Alma, au cœur d’un projet de rénovation urbaine dont ne veulent pas les habitants. Notre partenaire Mediapart est allé à la rencontre des habitants qui se disent « en état de siège », soumis à un déploiement policier hors norme en place depuis trois semaines.

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L’entrée du chantier du n°165 de la rue de l’Alma. Le bâtiment est en cours de démolition dans le cadre du programme de renouvellement urbain auquel s'opposent les habitants. Photo : Matthieu Slisse / Mediacités

«On étouffe, on n’en peut plus. » En face de la salle de sport, en plein cœur du quartier de l’Alma à Roubaix, près de deux cents personnes se sont rassemblées, dimanche 24 novembre, pour dénoncer une rénovation urbaine qui a pris depuis trois semaines des airs d’opération militaire. Depuis un an déjà, des murs de béton ont été dressés tout autour du quartier pour sécuriser le chantier, créant chez les habitants le sentiment de vivre en état de siège.

Venue avec ses deux enfants Hafsa, 29 ans, décrit l’étrange quotidien des habitants de l’Alma, opposés à la destruction du quartier dans le cadre d’un grand projet de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU).  « La police est devant chez nous le matin, le soir. On se fait contrôler sans cesse. La nuit on entend les drones… On étouffe ! », raconte la jeune femme née dans le quartier et comme la plupart des habitants présents très attachée au lieu où elle a grandi.

« Nos droits sont bafoués, on ne peut plus circuler dans le quartier », ajoute Ismaël, 34 ans, qui raconte qu’avec le blocage de la rue Archimède, l’axe principal du quartier, « des mamies avec des cannes sont obligées de faire tout le tour du quartier pour rentrer chez elles ».

Le bâtiment 165 est le premier en cours de démolition.
Le bâtiment 165 est le premier en cours de démolition. Photo : Matthieu Slisse/Mediacités.

À l’arrêt depuis des mois, le chantier de démolition a repris il y a trois semaines, protégé par un impressionnant déploiement des forces de l’ordre. Une quarantaine de cars de CRS et une quinzaine de voitures de police, ont dénombré les habitants.

« Ça pèse sur le moral, lance Fatima, 57 ans, qui travaille dans l’école du quartier et qui voit aussi comment les enfants ressentent cette importante présence policière. Ils se demandent pourquoi il y a autant de policiers. Est‐ce qu’on a fait quelque chose de mal ? », raconte cette habitante qui vit ici depuis trois décennies.

Représentant d’une association d’habitants à l’Alma, Éric s’interroge, lui, sur la légalité de cette présence policière. « C’est une opération de maintien de l’ordre, donc normalement cela doit être ponctuel. Il faut qu’on arrête de nous mépriser », lance‐t‐il.

Le nom du maire de droite de Roubaix, Guillaume Delbar, qui défend ardemment le projet de démolition de l’Alma, se fait copieusement huer. « Il n’a jamais été dans le dialogue. Bien sûr qu’il y a des problèmes dans le quartier, on ne le nie pas. Mais ce n’est pas son projet de démolition qui va les résoudre », assure Florian Vertriest, à la tête du collectif d’habitants qui a travaillé à proposer un projet alternatif, arguant qu’il n’y avait eu aucune réelle consultation des habitants, contrairement à ce que préconise officiellement l’ANRU.

Faire partir les pauvres

L’Alma – près de 7 000 habitants – est considéré comme un « ghetto » par le maire, qui évoque constamment les problèmes de délinquance, de drogue, voire de « séparatisme islamiste » du quartier pour justifier le projet. L’Alma est effectivement l’un des quartiers les plus défavorisés de Roubaix, elle‐même l’une des villes les plus pauvres de France.

En 2020, l’ANRU a proposé un plan de « rénovation » qui détruirait 486 bâtiments  – environ 40 % du bâti actuel – et proposerait 390 réhabilitations. Le tout pour 133 millions d’euros, et avec seulement 90 nouvelles constructions. D’où l’impression que le seul projet urbain ici est de disperser la pauvreté.

« Même nous qui sommes urbanistes, on a du mal à comprendre le projet de l’ANRU », souligne Siamak Shoara, chargé de mission à l’APPUII, association d’aide aux collectifs d’habitants face aux projets urbains contestés, qui a accompagné le collectif dans la réalisation d’un contreprojet ces deux dernières années.

Le maire n’a jamais voulu en entendre parler et semble, à l’approche des municipales, faire de l’avancée du chantier une question de principe. « Il y a une dimension idéologique à l’Alma, qui s’inscrit dans un projet de rénovation urbaine beaucoup plus vaste », assure Julien Talpin, politiste spécialiste des quartiers populaires.

Succédant à une gauche qui voulait faire venir des classes moyennes dans le quartier (sans succès), la mairie de droite, arrivée aux affaires en 2014,  a décidé de « faire partir les pauvres en rasant et en ne reconstruisant pas ». Situé à cinq minutes de la gare, le foncier ici ne peut que prendre de la valeur.

Pour le maire Guillaume Delbar, ex‐LR rallié à Macron, raser l’Alma serait un symbole fort de « reconquête républicaine ». Cela permettrait peut‐être aussi de faire un peu oublier ses déboires avec la justice, lui qui a été condamné en mai dernier en appel à six mois de prison avec sursis et deux ans d’inégibilité (il s’est pourvu en cassation) et attend le verdict en appel dans une autre affaire de « négligence ayant permis un détournement de fonds publics ».

Un quartier porteur d’une histoire de luttes

Ces derniers jours, le 165 rue de l’Alma a commencé à être détruit. Ce bâtiment est symbolique de l’architecture exceptionnelle du quartier. Un crève‐cœur pour beaucoup d’habitants interrogés le dimanche 24 novembre. Après plusieurs actes de sabotage contre le chantier, les entreprises de démolition n’ont accepté de revenir qu’en étant protégées par la police.

Si le quartier est vent debout contre la démolition de l’Alma, c’est qu’il a une histoire hors‐norme. Construit dans les années 1970–1980, il est le fruit d’une des premières luttes d’habitants contre, déjà, un plan de rénovation urbaine, dans le cadre des grands plans d’urbanisme gaullistes. L’idée était alors de raser le quartier, considéré comme bien trop sombre et insalubre.

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Depuis trois semaines, les habitants de l’Alma vivent sous une pression policière constante. Après plusieurs actes de sabotage sur le chantier, les ouvriers ont accepté de revenir travailler à condition que le chantier soit sécurisé par les forces de l’ordre. Photo : Matthieu Slisse / Mediacités

« Mais les habitants ne voulaient surtout pas d’une ZUP, ils voulaient participer au projet », explique Julien Talpin. La lutte voit s’associer des cathos de gauche ou des maos avec la population ouvrière du quartier, composée par les immigrations portugaise, italienne et maghrébine. Elle débouche sur une victoire comme les luttes urbaines n’en ont pas connues beaucoup. Des architectes parisiens sont appelés à travailler, déjà, à un contreprojet.

« Ils ont réussi à construire le quartier que les habitants voulaient, avec des coursives pour circuler d’un bâtiment à l’autre sans avoir besoin de descendre au niveau de la rue. L’idée était de retrouver l’ambiance des courées de l’époque, typique de Roubaix », raconte le sociologue Antonio Delfini, président des ateliers populaires d’urbanisme du Vieux−Lille. « Il y a un sentiment d’appartenance très fort au quartier. On est de l’Alma avant d’être de Roubaix », ajoute‐t‐il. 

Casser l’Alma, c’est casser des solidarités essentielles pour les habitants. « Avec 48 % de chômage dans le quartier, elles sont une ressource pour trouver du travail informel. C’est très important de garder ces solidarités, comme l’a montré une enquête du collectif Rosa Bonheur », avance Julien Talpin.

Aujourd’hui, même l’ANRU est gênée par la répression policière, qui va à l’encontre de ses principes de « dialogue avec les habitants », a assuré l’agence dans un récent courrier adressé au site Mediacités. Cerise sur le gâteau, le syndicat de police Alliance s’est ému dans un communiqué, il y a deux semaines, « des moyens colossaux en termes d’effectifs, CRS et effectifs locaux, paralysés pendant plusieurs semaines pour… une surveillance de chantier ». Un coup dur pour le maire de Roubaix, arc‐bouté sur son projet et qui souhaiterait que les démolitions qui ont déjà pris tant de retard avancent vite.

Bardé de son écharpe de député, David Guiraud, député LFI du Nord et qui s’est déclaré en octobre candidat à la mairie de Roubaix, est venu dimanche 24 novembre soutenir les habitants de l’Alma. « Je viens en tant que député pour apporter de la force à une mobilisation exceptionnelle et pour soutenir des habitants qui font face à des décisions ultra‐violentes », affirme l’élu. À l’Alma, la campagne des municipales a commencé.

MediapartMediacités reproduit ici un article publié le 24 novembre par Mediapart. Comme c’est le cas avec la reprise de certaines de nos enquêtes par Mediapart, nous nous réjouissons que le partenariat éditorial ainsi noué entre nos deux publications permette de proposer une information indépendante à un maximum de lecteurs. Pour en savoir plus, ce billet de notre rubrique La Fabrique détaille les liens entre Mediacités et Mediapart.

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Temps de lecture : 6 minutes

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Par Lucie Delaporte (Mediapart)