« C’est inhumain, l’aliénation maximum » : dans les entrepôts logistiques de la région lyonnaise

Commande vocale, concurrence entre salariés, tâches physiques et répétitives… Dans les hangars où transitent les marchandises de nos supermarchés et boutiques (dont nos futurs cadeaux de Noël) œuvre « le nouveau prolétariat ». Rencontre avec ces ouvriers invisibles, en lisière de métropole.

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De nombreux entrepôts ont adopté la commande vocale pour les ouvriers de la logistique. Illustration : Jean-Paul Van Der Elst.

La voie est libre pour Amazon. Le 15 novembre dernier, le tribunal administratif de Lyon a rejeté les requêtes contre la construction d’un méga‐entrepôt à deux pas de l’aéroport Saint‐Exupéry [lire L’Œil de Mediacités]. Le projet porté par le promoteur Goodman, groupe australien spécialiste de « l’immobilier d’entreprise », et promis au géant du commerce en ligne affiche des dimensions démesurées : un hangar de 160 000 mètres carrés, long de 360 mètres. La décision de justice a douché les opposants et surpris car elle va à l’encontre de l’avis du rapporteur public.

Le paquebot d’Amazon s’ajoutera à d’autres. Il suffit d’afficher sur son ordinateur les images satellites de la région pour s’en rendre compte : à l’est de la Métropole de Lyon, les entrepôts logistiques ont colonisé le territoire. C’est le cas à Corbas, Chassieu, Genas ou encore, bien sûr, à Saint‐Quentin‐Fallavier avec sa gigantesque zone, à la frontière des départements du Rhône et de l’Isère. Dans le Grand Lyon, l’activité représentait, en 2016, environ 15 000 emplois [lire plus bas]. Mais nombre de plateformes s’implantent au‐delà des limites administratives de la Métropole. 

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La zone logistique de Saint‐Quentin‐Fallavier. Image Google Maps.

Pour le bassin lyonnais, aucune statistique n’est disponible. Sa situation géographique et les 2,3 millions d’habitants de l’aire urbaine de Lyon en font toutefois une place stratégique pour les activités de logistique. D’après les chiffres de l’Agence pour le développement économique de la région lyonnaise (Aderly), Auvergne‐Rhône‐Alpes est la deuxième région de France, après l’Île-de-France, où le secteur, qui représente près de 10 millions de mètres carrés de surfaces utilisées, recrute le plus.

Bases arrières

Souvent à proximité des autoroutes ou des aéroports, les plateformes de logistique servent de lieu de stockage et de redistribution des marchandises. Certaines sont les bases arrières de grands groupes tels que Lidl ou Carrefour, depuis lesquelles des camions partent pour approvisionner les magasins de la marque, tandis que d’autres livrent diverses enseignes. Leurs hangars renferment « le nouveau prolétariat », selon l’expression du sociologue David Gaborieau. « Avec les scandales Amazon, les gens ont réalisé que le commerce en ligne, ce n’était pas juste l’économie numérique, mais de gros entrepôts, qui ressemblent à des usines, et où des milliers d’ouvriers travaillent dans des conditions très rudes, détaille le chercheur. Mais Amazon, c’est l’arbre qui cache la forêt. » 

Mediacités a contacté cinq sociétés. Aucune n’a accepté de répondre à nos questions et de nous ouvrir ses portes. Nous avons en revanche rencontré plusieurs de ces petites mains par lesquelles transitent les marchandises qui peuplent les rayonnages de votre supermarché, de vos boutiques de prêt‐à‐porter ou de votre boîte‐aux‐lettres, quand elles arrivent sous la forme d’un colis. Dans leurs témoignages, le même récit de tâches monotones et éprouvantes, entre le quai de réception, les « rack » – de grandes étagères permettant un stockage massif – puis « la préparation de commandes ». « Faire cela tous les jours, c’est du délire, considère Antoine F., un étudiant lyonnais qui a effectué quelques missions d’intérim dans le secteur et souhaite rester anonyme. C’est inhumain, l’aliénation maximum. Tu en ressors avec le dos éclaté. » 

« Un casque sur la tête à répéter des chiffres et « OK » pendant sept heures »

D’une entreprise à l’autre, les conditions de travail varient. Pour la préparation de commandes, certaines fonctionnent encore à l’ancienne : les commandes sont imprimées sur des fiches à cocher. D’autres utilisent des petits boîtiers avec écran, qui fonctionnent avec un système d’étiquettes à scanner. Mais un autre outil, très décrié par les employés, se répand ces dernières années d’entrepôt en entrepôt : la commande vocale. « Une voix te dit dans quel rayon tu dois aller, quel produit tu dois prendre », raconte Gladys Faraza, la vingtaine, non diplômée, qui enchaîne les missions d’intérim à Saint‐Quentin‐Fallavier. Elle a passé quelques mois dans l’entrepôt de Lidl : « Il fallait répondre le numéro du produit puis « OK » pour passer à la commande suivante. On ne pouvait pas du tout se parler entre collègues, sinon la voix disait « veuillez répéter ». Sans arrêt ».

« Vous vous imaginez avec un casque sur la tête à répéter des chiffres et « OK » pendant sept heures tout en portant des choses lourdes ? », interpelle Philippe Fanget, syndicaliste à la CGT et employé depuis une vingtaine d’année dans la base logistique de Lidl, à Saint‐Quentin‐Fallavier. Ce système a fait scandale suite à la diffusion, en septembre 2017, d’une enquête de Cash Investigation intitulée « Travail, ton univers impitoyable ». Mais dans les hangars, comme celui de Philippe Fanget, il continue de régenter les ouvriers.

La CGT a entamé une procédure (un expert a été nommé) contre l’usage de la commande vocale pour ses « effets néfastes pour la santé (problèmes d’audition, aliénation du salarié, fatigue nerveuse, stress) ». L’IRNS (l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles) considère que le « guidage vocal peut favoriser le développement de risques d’atteinte à la santé psychique ». « Des collègues rentrent chez eux et disent « OK » mécaniquement, dénonce Philippe Fanget. Ça rajoute de la difficulté au travail physique. On se comporte comme des robots. »

Vingt‐et‐une minutes de pause

detail1Toujours à Saint‐Quentin‐Fallavier, Annick Machowiak, également syndiquée à la CGT, travaille, elle, dans l’entrepôt des Galeries Lafayette. Là, pas de commande vocale. Après des tests, l’entreprise a renoncé à la mettre en place. « Mais le travail reste très répétitif, on fait toujours la même chose, témoigne la salariée quinquagénaire. Ce n’est pas très valorisant. » Autre facteur de pénibilité : les horaires. « Le rythme est pourri, s’agace Pauline [prénom d’emprunt à la demande de l’intéressée], qui, pour financer ses études, a travaillé deux étés en intérim à ViaPost – un entrepôt au service de plusieurs vendeurs dont le site Vente‐Privée, rebaptisé Veepee. Tu manges mal, tu bois beaucoup de café. C’est malsain. J’ai perdu dix kilos le premier été où j’y ai travaillé. »

Dans l’entrepôt des Galeries Lafayette, « les premiers arrivent à 4 heures 30, les derniers partent à 15 heures », détaille Annick Machowiak. Elle s’estime plutôt chanceuse car son entreprise ne fonctionne qu’avec une seule équipe : « Cela permet d’avoir un cadre de vie, des horaires fixes ». Chez Lidl, deux équipes se relaient pour la préparation de commandes. Et tout est réglementé à la minute près. « On travaille de 5 heures à 9 heures, puis on a 21 minutes de pause, pour reprendre jusqu’à 12 heures et 21 minutes, s’agace Philippe Fanget. Idem l’après-midi, de 13 heures à 20 heures 21. »

« Si tu fais ta prod’, une prime de 150 euros. Sinon, tu sautes »

Le respect des horaires est, dans certains entrepôts, contrôlé avec les badges des ouvriers. « À Viapost, on devait badger à cinq portiques différents pour pouvoir entrer !, s’indigne Pauline. Même pour aller aux toilettes, tu dois demander à ton chef. Une fois, le mien est venu me demander pourquoi j’y avais passé dix minutes ! » Le contrôle concerne également l’efficacité des travailleurs, avec une production minimale à atteindre. Exemple à Carrefour supply chain, à Saint‐Quentin‐Fallavier, où Gladys Faraza a travaillé deux mois en intérim : « Au sec ou au frais, il fallait faire 700 à 800 articles par jour pour atteindre sa prod’. En surgelé, c’était 500. Cela implique de tenir une certaine cadence. Si tu fais ta prod’, il y a une prime de 150 euros par mois environ. Si tu ne la fais pas, tu sautes ».

Avec un salaire annuel moyen entre 20 000 et 24 000 euros à Bac+2, les primes sont une source de revenu non‐négligeable. Mais elles induisent une concurrence permanente entre ouvriers. « On calcule la production moyenne de tout le monde et toutes les personnes qui sont au‐dessus ont une prime. Cela empêche toute entraide entre collègues, déplore Annick Machowiak. Pour certains, c’est très important de toucher la prime car le salaire de base n’est que 20 euros au‐dessus du Smic. Elle a justement été instaurée pour éviter d’augmenter les salaires. » Lidl, contrairement à beaucoup d’autres enseignes, ne fonctionne pas à coups de primes. « La charge de travail en préparation n’est pas notifiée dans le contrat, mais on te dit de faire 200 colis à l’heure », confie toutefois Philippe Fanget.

detail2Entre la commande vocale, le rythme et les horaires décalés, la situation des ouvriers de la logistique se révèle préoccupante en matière de sécurité au travail. Si les accidents sont en général moins graves que dans d’autres secteurs d’activités (BTP, industrie), ils sont plus nombreux. « Des gens qui se pètent le dos, ce genre de blessures, c’est fréquent, atteste Philippe Fanget. À l’entrepôt, on en compte entre cinq et dix par mois environ [sur environ 150 préparateurs de commandes] ». En cause, bien sûr, les charges trop élevées à porter – jusqu’à plusieurs tonnes par jour – mais aussi le stress et l’aspect répétitif. Pauline en a fait les frais : « Une fois, j’ai fait un malaise vagal. On m’a amené dans un bureau pour que je puisse me reposer. Ce jour‐là, le directeur était de visite à l’entrepôt. Comme c’était 9 heures du matin, il m’a juste dit ‘‘déjà’’… ».

Dans le bassin lyonnais, des entreprises de logistique ont déjà été épinglées à plusieurs reprises pour « faute inexcusable » dans des affaires d’accidents. Sophie Le Gaillard, avocate en droit du travail, évoque deux cas récents traités par son cabinet : celui d’un cariste piéton renversé par un chariot motorisé, qui avait révélé le manque de signalétique pour la circulation dans l’entrepôt, et celui d’une salariée blessée à cause d’une barrière de chariot élévateur ne fonctionnant pas correctement. « Les employeurs ne veillent pas forcément à la sécurité et au bon fonctionnement des machines, regrette‐t‐elle. Cela a des impacts lourds : accidents du travail, incapacité de travailler, licenciements pour inaptitude. »

Des recrutements toutes les semaines

On s’attarde peu dans la logistique. Selon un rapport de France Stratégie d’avril 2015, 39% des ouvriers peu qualifiés de la manutention affichaient une ancienneté de moins d’un an dans leur entreprise. Le phénomène de turn‐over est accentué par le recours important à des intérimaires. « À Carrefour comme à Lidl, il y avait des sessions de recrutement presque toutes les semaines, se souvient Gladys Faraza. Sur cinq à six personnes, il n’en reste que deux ou trois au bout d’une semaine. Le plus souvent, les gens partent d’eux-mêmes en découvrant la cadence. » « Ce secteur s’appuie beaucoup sur l’intérim, confirme le sociologue David Gaborieau. Il utilise la rotation de la main d’œuvre pour gérer les variations de volumes et les problèmes de santé. » Sophie Le Gaillard développe : « Les entreprises sont moins regardantes à l’égard des travailleurs intérimaires et ça augmente le risque d’accidents. Elles n’ont pas à se soucier de leur santé sur le long‐terme, ni de leur formation ».

Comment faire évoluer les conditions de travail de ces ouvriers ? Le défi se heurte à la faiblesse des syndicats dans la logistique. « Le secteur a émergé récemment, analyse David Gaborieau, il est donc peu structuré. Les conventions collectives sont apparues tardivement, à partir de la fin des années 2000. Et toutes les entreprises ne partagent pas la même : il y a la convention collective de la logistique, mais aussi celle du commerce et celle du transport. » Le faible taux de syndicalisation tient surtout, selon lui, au « fait majeur » que « la plupart des ouvriers, quand on leur demande ce qu’ils envisagent pour l’avenir, répondent : « sortir de l’entrepôt ». Quand les gens veulent partir, ce n’est pas possible qu’ils prennent du temps, c’est-à-dire des mois voire des années, pour essayer de défendre des conditions de travail ».

detail3Se projeter à long‐terme ? Difficile tant les perspectives d’évolution de carrière sont restreintes. David Gaborieau estime que plus de 80% des postes dans la logistique sont ouvriers. Annick Machowiak et Philippe Fanget, tous deux dans le secteur depuis de nombreuses années, n’ont jamais accédé à des emplois qualifiés. La première est passée par de nombreux postes – opératrice, cariste, préparatrice de commande ou en stockage – parce qu’elle « aime bien changer, pour éviter que le travail devienne répétitif », mais sans jamais accéder à des responsabilités. Le second a rapidement quitté son premier rôle de préparateur de commandes « pour éviter la fatigue », pour devenir agent de quai. Depuis deux mois, il est passé nettoyeur, à sa propre demande : si ce poste est « plus basique », il explique qu’à « plus de 50 ans, on essaie surtout de protéger sa santé ».

La logistique est rarement un choix pour ceux qui y travaillent. « J’avais besoin d’argent », témoigne Antoine F., intérimaire. Même chose pour Annick Machowiak, dans l’entrepôt des Galeries Lafayette depuis 2002. Mère célibataire avec quatre enfants, elle était « coincée » : « Je devais trouver un travail rapidement. Quand les enfants étaient jeunes, j’ai fait toutes les heures supplémentaires car j’avais besoin d’argent. Maintenant, si je démissionne, je n’ai plus rien. Pour partir, il faut attendre la retraite ».

Une même fatalité dans les discours des ouvriers : la logistique, ce n’est « pas pire qu’ailleurs ». Nicolas Kovalitchouk, la vingtaine, a enchaîné des métiers dans de nombreux secteurs : « S’il fallait choisir, je préfère la logistique au bâtiment. La logistique c’est surtout mental, mais c’est quand même moins physique ». « En étant étudiante et sans expérience, c’étaient les premiers à me prendre », ajoute Pauline, qui considère ses missions dans le secteur comme « une expérience de vie ».

« Une métropole ne peut pas fonctionner sans logistique »

Alors que la part d’ouvriers a nettement diminué en France depuis quarante ans (de 40 à 20% des emplois), leur proportion dans la logistique reste considérable. En 2014, selon l’Insee, 85% des salariés du secteur étaient des ouvriers. Pour David Gaborieau, le phénomène est lié à la métropolisation, alors même que nombre d’entrepôts s’implantent au‐delà des frontières administratives de la Métropole de Lyon, comme à Saint‐Quentin‐Fallavier. « C’est une activité qui demande beaucoup d’espace et qui génère beaucoup d’externalités négatives : de la pollution, des risques avec les produits stockés en cas de feu, des routes dégradées. Cela coûte très cher aux collectivités », reprend le chercheur. Sans compter que la logistique se révèle assez peu génératrice d’emplois : en 2016, selon une étude du Centre d’études de la conjoncture immobilière, la logistique représentait dans le Grand Lyon environ 380 000 mètres carrés pour 15 000 emplois. À titre comparatif, le secteur de l’industrie générait alors 75 000 emplois pour une surface avoisinant les 300 000 mètres carrés.

« Une métropole ne peut pas fonctionner sans logistique, considère David Gaborieau. Cela encourage à revoir ses frontières. Le mode de vie métropolitain, qu’on présente comme étant plus écolo, plus respectueux, dépend de la logistique. Pour faire ses courses à pied juste en bas de chez soi, il faut disposer d’un énorme entrepôt, loin des yeux, dont les produits, transportés en camion, ont souvent transités par plusieurs entrepôts. » « Quand on achète un pot de moutarde, c’est parce qu’il est arrivé par camion, préparé puis mis à quai. Derrière cette chaîne, il y a des humains, ajoute, comme en écho, Philippe Fanget. Mais ça, le client lambda ne s’en rend pas compte. »

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Par Alexis Dumont