Avec les millions de la région, Laurent Wauquiez trace sa route en Haute‐Loire

Attention, « chantier historique » ! Dans son département d’élection, le président d’Auvergne-Rhône-Alpes souhaite construire au plus vite une déviation d’une dizaine de kilomètres sur la route nationale 88. Pour son projet, qui collectionne les avis environnementaux négatifs, il ne lésine ni sur les moyens - plus de 230 millions d’euros - ni sur le lobbying.

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La route nationale 88 entre Le-Puy-en-Velay et Saint-Etienne. Photo : R.O.

Pour tenter d’étouffer tout débat, on ne pouvait pas choisir période plus adéquate… Entre le 15 juillet et le 14 août, la préfecture de Haute‐Loire a organisé l’enquête publique relative à la déviation de la route nationale 88. Dans le département‐fief de Laurent Wauquiez, le projet fait figure de serpent de mer : l’Etat promet depuis près d’un quart de siècle de doubler cet axe qui relie Le‐Puy‐en‐Velay à Saint‐Etienne, avec une mise en deux fois deux voies au niveau d’Yssingeaux et, surtout, une nouvelle route dotée de deux échangeurs entre les communes de Saint‐Hostien et du Pertuis. Soit 10,7 kilomètres de bitume à dérouler entre les bucoliques collines de ce coin du Massif central. Coût estimé du chantier : plus de 263 millions d’euros.

Alors, quand le président de la région Auvergne‐Rhône‐Alpes est venu annoncer en personne à Yssingeaux que sa collectivité paierait – en lieu et place de l’État [lire plus bas] – pour la construction de la route, l’affaire n’a pas ému grand monde. Dans la torpeur estivale, l’enquête publique – sans aucune réunion publique au programme – ne devait être qu’une formalité. Plan initial : dans la foulée du rapport du commissaire enquêteur attendu pour le 15 septembre prochain, la collectivité de Laurent Wauquiez espérait obtenir un arrêté préfectoral qui autorise le démarrage du chantier à l’automne. Soit en pleine campagne des élections régionales de mars 2021. De quoi illustrer comment le président LR sortant, qui briguera un second mandat, se plie en quatre pour ses électeurs altiligériens. Et pas qu’un peu !

La région a déjà investi pour l’amélioration d’itinéraires connexes à la RN7 et l’A71 dans l’Allier pour 5 millions d’euros ; pour le contournement de Saint‐Flour, dans le Cantal, pour 15 millions d’euros ; ou encore pour le contournement de Livron et Loriol, dans la Drôme, pour 5,5 millions d’euros. Mais dans la terre d’élection de son président, elle s’est carrément substituée à l’État pour la maîtrise d’ouvrage et n’a pas regardé à la dépense. Auvergne‐Rhône‐Alpes financera le projet à hauteur de 234,8 millions d’euros, soit 90% de l’ardoise.          

Plan projet
Tracé de la déviation de la RN88 en Haute‐Loire.

Loutres, tritons et milans

Veni vidi vici ? C’était compter sans les associations de protection de l’environnement. Elles sont parties en guerre contre le doublement de la RN88 avec deux armes : un avis négatif du Conseil national de protection de la nature (CNPN) et un autre, tout aussi frileux, de l’Autorité environnementale. Le premier, rendu le 6 mai dernier, déplore qu’aucune mesure de compensation satisfaisante ne soit réellement prévue : « Les impacts sont plutôt sous‐estimés et manquent de vision globale ». Les experts du CNPN recensent une centaine d’espèces, dont de nombreuses protégées, qui verraient leur habitat « affecté » par le projet et ses 13 ouvrages d’art (dont un viaduc). Pêle‐mêle, ils citent la loutre, le milan royal, la pie grièche, le triton crêté, l’écrevisse à pattes blanche… Un véritable bestiaire !

> Avis du Conseil national de protection de la nature du 6 mai 2020 : 

Avic CNPN

De son côté, l’Autorité environnementale, dans son avis rendu le 20 mai, pointe des enjeux sous‐évalués et l’absence de solution pour les trois millions de mètres cubes de remblais occasionnés par le chantier. Le projet « ignore également l’objectif d’absence de perte nette de biodiversité, inscrit dans la loi de 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysage », blâme l’institution indépendante.

> Avis de l’Autorité environnementale du 20 mai 2020 : 

Avis AE

« Gabegie environnementale et financière », « forcing politique » de la part de Laurent Wauquiez : en juin, la fédération France nature environnement de Haute‐Loire (FNE), le Réseau écologie nature et la Fédération des usagers des transports Auvergne‐Rhône‐Alpes (Fnaut) sonnent la mobilisation contre la déviation, « un projet du siècle dernier ». De fait, sa déclaration d’utilité publique date du 28 novembre 1997 !

« J’ai tenté d’évoquer le sujet. Laurent Wauquiez m’a coupé le micro »

La RN88 vire aussi au combat politique. EELV compte en faire un marqueur de la campagne électorale qui débute [lire dans L’Œil de Mediacités : «Régionales 2021 : en Auvergne‐Rhône‐Alpes, les écologistes ouvrent les hostilités contre Laurent Wauquiez »]. « J’ai grandi en Haute‐Loire, et cette route j’en entends parler depuis que je suis ado, raconte la conseillère régionale écologiste Myriam Laïdouni‐Denis (groupe RCES), élue en Isère. Mais ce projet paraît aux antipodes de l’enjeu climatique d’aujourd’hui ! On a l’impression qu’après l’échec de l’A45 [la deuxième autoroute entre Saint‐Etienne et Lyon] et du Center Parcs de Roybon [en Isère], Laurent Wauquiez cherche un sujet emblématique sur les enjeux environnementaux. Les écologistes ne peuvent que réagir, et lui, en profiter pour dire à son électorat : « Ce n’est pas les écolos qui vont venir dicter leur loi ! « . »

L’élue d’opposition déplore en sus un projet « saucissonné » passé en commission transport en toute discrétion et jamais adopté en assemblée plénière : « Lors de la dernière séance, les 8 et 9 juillet derniers, j’ai tenté d’évoquer le sujet. Laurent Wauquiez m’a coupé le micro ».

Outre les atteintes à l’environnement, les anti‐déviation contestent le quart d’heure gagné qu’offrirait, selon la région, la nouvelle route pour un trajet entre Le Puy et Saint‐Etienne. Les véhicules pourraient y circuler à 110 kilomètres par heure contre 80 pour l’actuelle portion de la RN88. Selon FNE, qui s’appuie sur le (volumineux) dossier d’enquête, ce temps économisé ne serait seulement que de trois minutes. « Cela fait cher les quelques dizaines de secondes gagnées ! », s’étrangle Jean‐Jacques Orfeuvre, vice‐président de FNE Haute‐Loire.

Autre grief, l’argument sécuritaire mis en avant par la collectivité. S’appuyant également sur l’avis de l’AE, les associations soulignent que l’accidentologie y est inférieure à la moyenne nationale sur des routes nationales contrairement à ce qu’avance le dossier du maître d’ouvrage qui date de… 1996.

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Sur la RN88. Photo : R.O.

Coup de fil de la région

La riposte ne s’est pas fait attendre. Trois jours après la médiatisation de l’opposition à la RN88 sur le média en ligne de Haute‐Loire Zoom d’Ici, la région répond point par point et promet un chantier « exemplaire » en matière d’environnement. Le 17 juin, FNE et les autres organisent une manifestation au Perthuis. Le jour même, l’association Vivre et Conduire 43, qui rassemble des familles endeuillées par la route, publie un communiqué de soutien à la deux voies deux voies. Elle accuse les opposants de « faire bon marché de la vie de nos concitoyens ».

Hasard de calendrier ? Pas vraiment : selon nos informations, ladite association, subventionnée par la région, avait reçu quelque temps auparavant un coup de fil du cabinet de Laurent Wauquiez afin de l’inviter fortement à prendre parti pour la déviation. Contactée par Mediacités, sa présidente Maryse Masclaux ne souhaite plus s’exprimer dans les médias… sans nier avoir reçu ce fameux coup de fil.

Le lobbying ne s’en tient pas là. Cet été, pendant l’enquête publique, les élus de Haute‐Loire, pourtant pas franchement hostiles à la déviation, reçoivent un mail de l’antenne départementale de la région Auvergne‐Rhône‐Alpes que Mediacités s’est procuré. « Comme vous avez pu le lire dans la presse locale, le projet de mise à 2x2 voies de la RN88, entre Lachamp et Yssingeaux, fait l’objet de diverses contestations, au moment où s’ouvre l’enquête publique relative à son autorisation environnementale », écrit la collectivité. Elle invite les destinataires à réagir contre ces « voix souvent pas du département (sic) » qui osent contester le projet.

Interrogé par Mediacités sur la légalité d’un tel envoi et de l’usage des moyens de la région dans le cadre d’une enquête publique, le cabinet de Laurent Wauquiez n’a pas souhaité commenter. « Nous tous qui jugeons indispensable cet aménagement routier pour l’avenir de notre territoire, si nous ne nous mobilisons pas pour le soutenir auprès de la Commission d’enquête, nous laisserions à d’autres le soin de décider pour nous, à notre place, de ce qui est bon ou pas pour notre avenir ! Pour notre département ! », martèle le mail.

Message reçu cinq sur cinq. Tandis que des élus comme le sénateur LR Laurent Duplomb battent le rappel publiquement, la fédération du BTP Haute‐Loire reprend carrément les arguments de la région pour mobiliser ses adhérents. La Chambre de commerce et d’industrie se fend elle aussi d’une lettre au commissaire enquêteur en faveur d’une déviation « qui ne devrait souffrir d’aucune contestation ». « Laurent Wauquiez terrorise tout le monde », commente Jean‐Jacques Orfeuvre. « C’est vraiment le fait du prince, dénonce Myriam Laïdouni‐Denis. Il fait la pluie et le beau temps en Haute‐Loire. Et ceux qui se le mettent à dos peuvent dire adieu à leurs subventions ! »

« Une première en France sur une route nationale »

Reste une question : comment justifier que la région Auvergne‐Rhône‐Alpes s’implique autant sur ce dossier – pour mémoire, elle s’est engagée à financer la déviation à hauteur de 234,8 millions d’euros – alors que les routes nationales ne relèvent pas de ses compétences mais de celles de la direction interdépartementale des routes (DIR), donc de l’État ? Et ce, alors que l’offre de transports publics – compétence de la région cette fois‐ci – est quasi nulle dans cette partie de la Haute‐Loire : à Saint‐Hostien, l’unique autocar de la ligne 30 en direction du Puy‐en‐Velay ne passe que deux fois par jour.

À Mediacités, le cabinet de Laurent Wauquiez répond sans complexe : « La région a fait le choix dès 2016 de revenir sur les routes dès qu’il s’agit d’un projet d’envergure pour le désenclavement d’un territoire et pour apporter plus de sécurité ». Il vante l’initiative du président d’Auvergne-Rhône-Alpes pour assurer la maîtrise d’ouvrage du « chaînon manquant sur la RN88 » : « Une première sur ce type de chantier et pour une région ».

« C’est une première en France sur une route nationale. L’État n’a plus d’argent et sans la région, il n’y aurait pas cette mise à deux fois deux voies », se félicitait déjà Laurent Wauquiez dans L’Éveil de la Haute‐Loire, en février dernier. « Le projet est cher car en zone montagneuse. L’État l’a porté mais n’était pas capable de le financer, confirme un agent d’un service déconcentré en Haute‐Loire. La région a choisi de le faire, c’est son droit. » « Nous déboursons 350 à 450 millions d’euros par an sur tout le pays sur le réseau non concédé, poursuit notre interlocuteur. 200 millions d’euros [soit environ le coût du projet de la RN88], c’est ce que nous dépensons sur sept ans pour toute la région Auvergne‐Rhône‐Alpes ! »

Alors que les conclusions du commissaire enquêteur sont attendues pour la semaine prochaine, les opposants à la RN88 n’excluent pas des recours en justice. De quoi repousser l’entrée en scène des bulldozers au‐delà de la campagne des régionales ?

  • 1) Si je comprends bien votre carte, il ne s’agit pas d’une mise à
    deux voies de la RN 88, mais de la construction d’une nouvelle route à deux fois deux voies, en plus de la RN 88.
    Ai‐je bien compris ?

    2) Arithmétique de l’école primaire : Franchir 11 km à 110 à l’heure demande 6 mn (à vitesse stabilisée)
    Franchir 11 km à 80 à l’heure demande 8 mn 15 sec
    Mais selon le Ministère des Transports, la consommation de carburant est supérieure d’environ 30 % lorsque l’on roule à 110 km/h au lieu de 80 km/h

    3) L’enquête réalisée du 14 juillet au 15 août (invraisemblable !) était‐elle une enquête préalable à une déclaration d’utilité publique ? Si tel est le cas elle a dû avoir fait l’objet au préalable d’une concertation publique

    Merci à Médiacités de contribuer à un bonne information des contribuables de la Région (puisque ce seraient eux les payeurs)

    DRAMUR

    • Bonjour, merci pour votre lecture de Mediacités et votre message.
      Pour répondre à vos questions :
      1/ Oui, c’est tout à fait cela. Le projet consiste à construire une nouvelle route (qui deviendrait de fait la nouvelle RN88) qui, sur une dizaine de kilomètres, n’emprunterait pas le même tracé que l’actuelle RN88.
      2/ Merci pour la démonstration arithmétique. De fait, la question du temps que ferait gagner la nouvelle route divise les opposants et les promoteurs du projet. La difficulté sur la question réside notamment dans le fait que les automobilistes ne pourront pas rouler à 110 km/h sur la totalité de la nouvelle route (il ne s’agira pas d’une ligne droite).
      3/ Le projet a déjà fait l’objet d’une déclaration d’utilité publique qui date de 1997, comme nous le mentionnons dans l’article.
      En espérant avoir répondu à vos questions. Merci encore pour lecture et votre soutien.
      Bien cordialement,
      Nicolas Barriquand / Mediacités Lyon

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Par Blandine Flipo