Vallée de la chimie : quand l’Union européenne subventionne le pollueur Arkema

[L’argent de l’Europe 3/4] Mis en cause pour ses rejets de « polluants éternels » au sud de Lyon, le chimiste a bénéficié d'un financement européen pour son centre de recherche sur des batteries électriques. D’autres industriels de la vallée de la chimie pourraient bénéficier de la manne bruxelloise au nom de la « transition juste ».

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Le site Arkema de Pierre-Bénite. Photo : Hugo Coignard / Montage : Mediacités.

«Habitant.e.s intoxiqué.e.s, Arkema doit payer. » Le 2 mars dernier, près de 300 activistes environnementaux s’introduisaient sur le site d’Arkema, à Pierre‐Bénite, pour demander des comptes à l’industriel accusé d’avoir rejeté massivement des PFAS – aussi appelés « polluants éternels » – dans l’eau et l’atmosphère au sud de Lyon. Deux semaines plus tard, c’était au tour de la métropole de Lyon d’assigner en justice Arkema et son voisin Daikin pour leur imposer le financement d’études sur ces rejets. Une première étape – l’audience est prévue le 28 mai – qui pourrait ensuite permettre à la collectivité de demander une indemnisation financière aux deux industriels. 

Car le préjudice financier lié à cette pollution se précise : les travaux d’installation de filtres à charbon et de modification du réseau d’eau potable pourraient coûter entre 5 et 10 millions d’euros aux quatre communes du Grand Lyon concernées, selon les chiffres utilisés dans la communication de l’exécutif écologiste. Mais, pour le moment, le pollueur est loin d’être le payeur. Ce serait même plutôt l’inverse… 

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Subvention pour les « batteries du futur »

Comme l’a repéré Mediacités, fin 2020, le site de Pierre‐Bénite d’Arkema a bénéficié d’une jolie enveloppe d’1,475 millions d’euros de la part de l’Union européenne. Un montant versé par la région Auvergne‐Rhône‐Alpes (qui gère l’attribution de fonds européens) au titre du programme Feder‐FSE+ (acronyme de « Fonds européen de développement régional‐Fonds social européen+ »). 

Cette subvention a été attribuée à des fins d’« activités de recherche et d’innovation dans les centres de recherches privés », selon la typologie de Bruxelles. En 2021, Arkema avait annoncé un investissement d’environ 50 millions d’euros sur son implantation rhodanienne « pour renforcer son offre dans les composants pour les batteries », comme l’écrivait alors le média spécialisé L’Usine nouvelle.

Concrètement, l’argent touché de la part de l’Union européenne participe à financer à hauteur de 50 % le « Centre d’excellence batteries », inauguré par le chimiste en 2012. L’entreprise y travaille sur des batteries destinées aux véhicules électriques et basées sur une technologie qui utilise des ions lithium. Ces produits sont régulièrement présentés comme les « batteries du futur ».

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Avec 880 millions d’euros, la région Auvergne‐Rhône‐Alpes est le premier bénéficiaire des aides européennes en France pour la période 2021–2027. La collectivité est notamment chargée de gérer le Fonds européen de développement économique régional (Feder), soit près de 660 millions d’euros, mais aussi le Fonds social européen (FSE+) ou, plus récemment, le Fonds pour une transition juste (FTJ) lancé en 2021. A quelques semaines des élections européennes du 9 juin, Mediacités vous propose une plongée dans le maquis des subventions de Bruxelles dans notre région.

Ce financement a été accordé à un industriel en pleine croissance. Le chiffre d’affaires d’Arkema a dépassé 9,5 milliards d’euros en 2023 (pour un résultat net annoncé de 653 millions d’euros), contre 8,32 milliards en 2017. Sur la même période, le dividende par action est passé de 2,3 euros à 3,5 euros. Autrement dit, malgré le scandale environnemental dans lequel il est impliqué, le géant français, héritier de la branche chimie du groupe Total, se porte très bien. 

Pourtant, la philosophie initiale des financements Feder était de flécher les subventions vers des petites et moyennes entreprises, comme l’explique William Biajoux, chargé de mission à la direction des fonds européens au sein de la région Auvergne‐Rhône‐Alpes : « La Commission européenne est frileuse pour financer les grandes entreprises. Sa volonté est plutôt de cibler les PME. » Notre interlocuteur concède toutefois que les règles prévoient des dérogations pour financer des sociétés importantes, selon certains critères, comme dans le cas d’Arkema.

Lobbying à Bruxelles

Un fonds dédié aux PME qui atterrit dans les caisses d’une multinationale soupçonnée de pollution ? Lancé pour la période 2021–2027, le nouveau « Fonds pour la transition juste » (FTJ), géré lui aussi par la Région, risque de connaître la même contradiction. En théorie, il doit servir à accompagner la « transition verte » de certains territoires. Selon son règlement, le FTJ cherche à « aider les habitants, l’économie et l’environnement des territoires qui sont confrontés à des graves difficultés socio‐économiques » en raison des objectifs climatiques de l’Union européenne. Pour William Biajoux, « ce n’est pas un fonds de décarbonation de l’industrie, mais d’accompagnement de cette décarbonation ». 

En clair : il s’agit d’aider des zones fortement marquées par l’industrie pétrolière ou du charbon – comme en Pologne par exemple – pour éviter de créer de nouveaux territoires sinistrés. En France, au lancement du fonds, seuls les départements du Nord et des Bouches‐du‐Rhône devaient bénéficier du FTJ. Mais, à la suite à la pandémie de Covid‐19 et dans le sillage du plan de relance européen de 2020 (Next Generation EU), les territoires bénéficiaires du FTJ ont été élargis. Dans la région Auvergne‐Rhône Alpes, quatre « territoires de transition juste » sont ainsi identifiés : la vallée de la Chimie, l’agglomération grenobloise, la communauté de communes iséroise Entre Bièvre et Rhône et celle des Balcons du Dauphiné. 

La vallée de la chimie en chiffres

Logée sur les bords du Rhône, la vallée de la chimie compte en 2023 plusieurs centres de recherches mais aussi plus de 500 entreprises et 50 000 emplois, soit 17 % des emplois productifs de la métropole de Lyon. On y retrouve plusieurs startup et PME mais aussi de grands industriels spécialisés dans la chimie ou la pétrochimie : Arkema et Daikin, Total, Symbio, Elkem Atriom, Kem One, etc. 

Selon l’Observatoire régional de la qualité de l’air (Atmo Aura), 26 % des émissions de la Métropole en 2020 provenaient de la vallée de la chimie (1 800 kilotonnes équivalent CO2). Des émissions qui s’accompagnent aussi d’autres pollutions, comme celles liées aux PFAS.

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Selon William Biajoux, le choix de ces nouveaux territoires s’est effectué sur des « critères objectifs », notamment les émissions de CO2 d’un territoire et la part d’emploi concerné par une transition verte. Mais, en coulisses, l’assistant parlementaire d’un député européen socialiste évoque « un lobbying » important pour obtenir l’extension des territoires pouvant bénéficier de cette manne. « La France a voulu gratter le plus de fonds possible », résume‐t‐il. Lors des négociations, la Région a même tenté de faire de la totalité des départements du Rhône et de l’Isère des « territoires de transition juste », indique William Biajoux. Sans succès donc.

Nouvelle enveloppe de 111 millions d’euros

Malgré tout, les quatre territoires estampillés « transition juste » dans le Rhône et l’Isère vont pouvoir se répartir 111 millions d’euros, soit un peu plus de 10 % du total de la partie française du fonds. Une somme répartie entre deux gestionnaires : 33 millions d’euros sont pilotés par la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail, et des solidarités (Dreets), service déconcentré de l’Etat, et 77 millions par la région Aura.

Pour l’heure, la liste des premiers projets soutenus par le FTJ n’à pas encore été publiée. Selon les documents disponibles, plusieurs projets sont ciblés. Parmi lesquels, les initiatives de « recherche, développement et innovation » ou de « compétitivité et croissance des entreprises ». La « transition juste », selon Bruxelles, impliquerait donc forcément croissance et industrie. Le règlement du FTJ explique que le fonds doit notamment soutenir « les investissements productifs dans les micros, petites et moyennes entreprises ». Reste à savoir si Arkema sera bénéficiaire de ce nouveau dispositif…

Cet article ayant été réalisé dans le cadre d’un travail étudiant du master de journalisme de données et d’enquête du CFJ‐Sciences Po Lyon, en partenariat avec Mediacités, et sans rémunération des auteurs de la part de notre journal, nous le publions en accès libre.

La rédaction de Mediacités

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Par Paul Poirot et Nicolas Malarte