« Les collectivités locales sont très exposées à la corruption »

Pour le magistrat Charles Duchaine, patron de l'Agence française anticorruption, la décentralisation a multiplié les risques de corruption au niveau local. Très puissantes et insuffisamment contrôlées, les collectivités auraient tout à gagner à se protéger davantage contre la prise illégale d'intérêts, le trafic d'influence et le détournement de fonds publics.

Charles Duchaine (AFA)
Charles Duchaine dirige l'Agence française anticorruption (Afa). Photo : Sylvain Morvan

 
[MISE A JOUR] Le 24 octobre, nos confrères de La Voix du Nord révélaient que l’Agence Française Anticorruption (AFA) avait déposé un signalement auprès du Parquet de Lille pour des faits délictueux présumés au sein de la Métropole européenne de Lille (MEL). Ce signalement aborde la question des notes de frais du président Castelain, dont nous avions montré le caractère partiellement illégitime en juin, mais aussi les conditions de déménagement du siège de la MEL dans l’immeuble du Biotope. Ce signalement est consécutif à un rapport de l’AFA réalisé au printemps. Il nous a paru utile de reprendre l’interview de son président, le juge Charles Duchaine, réalisée en juillet dans nos colonnes, afin de revenir sur le fonctionnement de cette autorité publique.

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L’affaire Guérini, du nom de l’ex-sénateur et président des Bouches‐du‐Rhône, accusé de favoritisme et trafic d’influence dans l’attribution de nombreux marchés publics, c’est lui !  La première enquête pour blanchiment d’argent à Monaco, c’est lui aussi. La pugnacité de « l’anticorrupteur » Charles Duchaine n’est plus à démontrer. Lors de ses affectations en tant que juge d’instruction à Aurillac, Bastia, Monaco ou encore Marseille, il n’a eu de cesse de traquer les délinquants en col blanc. Cela lui a valu d’être propulsé, début 2017, patron de l’Agence française anticorruption (AFA), créée après le scandale Cahuzac. Placée auprès des ministères de la Justice et du ministre du Budget, l’agence exerce des missions de conseil et de contrôle pour prévenir et détecter la corruption, le trafic d’influence, le détournement de fonds publics ou encore les cas de prise illégale d’intérêts. Entretien.

La France s’est-elle donnée les moyens de ses ambitions pour lutter efficacement contre la corruption ?

Nous avons fait des progrès incontestables au cours des dernières années. La répression est utile : sans poursuites judiciaires ni sanctions financières, le fléau de la corruption ne pourra être ramené à un niveau tolérable. La « peur du gendarme » dissuade un certain nombre d’acteurs privés ou publics, se sentant aujourd’hui plus surveillés qu’hier, de passer à l’acte. La création de contre‐pouvoirs tels que le Parquet national financier (PNF), fin 2013, va dans le bon sens, tout comme les actions de prévention que mènent l’Agence française anticorruption et la Haute autorité pour la transparence dans la vie publique depuis leur création. 

Le simple fait de pouvoir parler ouvertement de corruption, aujourd’hui, en France, est déjà une grande avancée. Et même si ces récents progrès ne suffisent évidemment pas, c’est un bon début. Attention d’ailleurs à ne pas faire trop de zèle : la transparence n’est pas une fin en soi, c’est un outil pour lutter contre la corruption. Faire en sorte que les responsables politiques comme les hauts‐fonctionnaires soient contrôlables et contrôlés, oui, bien sûr. Mais ne tombons pas dans le voyeurisme et ne bafouons pas l’intimité des décideurs, sous peine de ne plus avoir demain de candidats dignes de ce nom pour exercer des fonctions publiques.

Êtes‐vous satisfait des marges de manœuvre dont vous bénéficiez au sein de l’Agence Française Anticorruption (AFA) ?

Je dispose de toute l’autonomie et l’indépendance nécessaires vis‐à‐vis des ministères de la Justice comme de l’Economie. Je n’ai rien à redire non plus sur les moyens matériels et financiers qui nous sont alloués pour exercer nos missions. C’est différent sur le volet humain. Alors que l’Etat m’avait promis 70 titulaires, je ne dispose aujourd’hui que de 59 agents. Cela nous handicape dans notre capacité à mener autant de contrôles que nous le souhaiterions. 

J’ai un autre regret. La loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite Loi Sapin 2, n’a pas autorisé de communication entre notre agence et d’autres institutions, mis à part Tracfin [le service de renseignement qui lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, placé sous l’autorité du Ministère de l’Action et des Comptes publics, NDLR]. Rendez‐vous bien compte : nous ne sommes pas autorisés à échanger des informations avec les autres services de l’Etat ! Autant vous dire que la situation est un peu fâcheuse…

« Les collectivités ont tout à gagner à se protéger contre les risques de corruption »

Vous avez fait part en décembre 2017 à vos ministres de tutelle, Nicole Belloubet et Gérald Darmanin, d’une autre faille de la loi Sapin 2 : de nombreuses entreprises étrangères actives sur le sol français ne sont pas contrôlables !

Le législateur a créé des seuils pour que l’AFA concentre ses efforts sur les plus grosses structures, et pas sur l’épicerie du coin. Il s’agit a priori d’un raisonnement de bon sens. Sauf que cela permet à certaines entreprises étrangères de se soustraire à l’esprit de la loi en séparant leurs activités en deux filiales : elles s’assurent de ne pas embaucher plus de 499 salariés et de limiter leur chiffre d’affaires à un montant inférieur à 100 millions d’euros dans chaque filiale, afin de passer sous nos radars. 

La loi Sapin 2 oblige la majorité des grandes entreprises à mettre en place des mécanismes de prévention de la corruption. Ne faudrait‐il pas étendre ces dispositions aux collectivités locales ?

Oui. Pourquoi ne pas pousser les collectivités à élaborer elles‐aussi une cartographie des risques de corruption, à édicter un code de bonne conduite, à former leurs élus et leurs agents et à mettre en place un système d’alerte interne ? Elles ont tout à gagner à se protéger efficacement contre les risques de corruption. Il faudrait juste adapter nos exigences selon les collectivités : une petite mairie ne dispose pas d’autant de personnels ni des mêmes moyens financiers qu’une grande métropole gérant des marchés publics de plusieurs dizaines voire centaines de millions d’euros.

L’Agence française anticorruption peut contrôler et sanctionner les entreprises. En revanche, si elle peut contrôler les administrations de l’Etat, les collectivités territoriales et leurs sociétés d’économie mixte, il ne lui est pas permis « de sanctionner les manquements constatés ». Ne trouvez tout de même pas problématique qu’un patron tricheur puisse être sanctionné par l’AFA, mais pas un élu ?

Je conçois que certains puissent trouver cela anormal, mais soyez certains que nous faisons tout pour que la lutte anticorruption ne repose pas uniquement sur les entreprises françaises. En outre, les élus suspectés de corruption ou de détournement de fonds publics ne craignent pas tant la sanction, c’est‐à‐dire l’amende (pouvant grimper jusqu’à 1 million d’euros pour les personnes morales et 200 000 euros pour les personnes physiques), que le risque de réputation et l’infamie qu’une procédure de l’AFA entraînerait. Et ils ont raison : le secret professionnel auquel nous sommes tenus ne nous empêche pas de signaler d’éventuels manquements au devoir de probité au Parquet et aux administrations de tutelle.

Concrètement, l’AFA a‑t‐elle déjà signalé des cas d’élus acceptant, par exemple, des cadeaux de grandes entreprises ?

Vous comprendrez qu’il m’est impossible de m’exprimer sur les dossiers en cours. Une entreprise qui offre une montre Rolex à un élu ne le fait évidemment pas sans arrière‐pensées. Cela dit, ce serait bien trop simple de résumer la lutte anticorruption aux petits cadeaux ou aux invitations à déjeuner et à dîner au restaurant. Et ce d’autant plus que ce n’est pas forcément révélateur en soi d’une volonté de corrompre. Il n’y a juridiquement rien de mal à ce que des relations professionnelles se transforment en relations amicales tant que cela ne se fait pas au préjudice de la collectivité, c’est-à-dire que cela ne sert pas uniquement un clan, pour ne pas dire la mafia.

Mais la pratique des cadeaux – que Mediacités a déjà documenté à travers les pratiques d’Eiffage dans le Nord, par exemple – sont rarement dénuées d’intentions…

Je n’ai pas dit que la corruption douce n’existait pas. Lorsque cela fait quinze ou vingt ans qu’une entreprise invite de façon répétée un élu dans les loges d’un stade ou en voyage d’étude, ou qu’il goudronne à prix réduit la cour de la maison d’un fonctionnaire, il y a davantage de risques d’arrangements par la suite. S’il ne fait aucun doute qu’il s’agit de corruption, comprenez que ce n’est pas toujours simple pour les enquêteurs de démontrer la contrepartie, d’autant plus quand l’avantage injustifié est accordé avant même l’obtention du marché public en question.

Y‑a‐t‐il aujourd’hui plus de risques de corruption dans les collectivités locales que dans les ministères ou au Parlement ?

La décentralisation a fait naître des collectivités locales puissantes, très exposées aux risques de corruption. D’abord, parce qu’une partie d’entre elles sont peu voire pas du tout contrôlées. Ensuite, parce qu’elles embauchent beaucoup de personnel, octroient des dizaines voire centaines de milliers d’euros de subventions et passent de nombreux marchés dépassant le million d’euros. Le principal danger réside dans la « grosse enveloppe » remise discrètement en amont d’un appel d’offres à un élu, un fonctionnaire ou à un de leurs proches. Ou dans les fausses factures à des sociétés fictives domiciliées à l’étranger qui servent, en réalité, à financer un parti politique ou des campagnes électorales.

Si les risques sont énormes, je ne fais toutefois pas partie de ceux qui crient au « tous pourris ». L’immense majorité des élus locaux et des fonctionnaires sont honnêtes. De plus, la responsabilité de la corruption n’incombe pas toujours aux collectivités. Certaines sont parfois victimes d’une stratégie bien établie des acteurs économiques : l’entente entre entreprises du bâtiment et des travaux publics pour organiser la répartition géographique des marchés publics est à cet égard très intéressante.

Certaines régions sont‐elles plus sujettes aux risques que d’autres ?

Partout où il y a de l’argent, les risques sont élevés. Il y a automatiquement plus de tentatives de blanchiment d’argent à Nice ou à Paris qu’en Corrèze, par exemple… Peut‐être que la culture locale joue également, notamment dans le Sud‐Est et le bassin méditerranéen où les logiques de réseaux me semblent plus développées qu’en Alsace ou en Bretagne. Je ne me fais toutefois pas d’illusions sur le fait que la délinquance financière existe dans d’autres régions. Sachez qu’ils se débrouillent très bien, également, dans le Nord.

Faut‐il mieux rémunérer les élus locaux pour les mettre à l’abri des tentatives de corruption ?

Surtout pas ! Que les élus soient indemnisés pour leur engagement, c’est parfaitement normal. Qu’ils soient convenablement payés, c’est bien normal aussi. Mais une hausse de leurs indemnités octroyée dans l’espoir de lutter contre la corruption me semble être une grave erreur. Pourquoi ? Déjà, augmenter le niveau d’indemnités des élus ne permettrait pas d’éviter, comme par magie, de les exposer aux sirènes des corrupteurs. Au contraire, je crains que cela n’attire davantage les cupides cherchant à se faire élire parce qu’ils ont besoin d’argent ou envie de s’enrichir. Or, il ne faut pas surtout pas encourager l’arrivée massive de ces professionnels de la politique, qui sont déjà nombreux. Car c’est en ayant fait de la politique un métier qu’on a laissé se développer la corruption.

« Ceux qui ont la prétention de défendre le bien public se doivent d’être exemplaires »

Qu’il s’agisse du contrôle des frais de représentation, des avantages matériels octroyés aux élus ou bien encore de renforcer les droits des élus d’opposition, quelles recommandations faites‐vous pour améliorer notre démocratie locale ?

Il nous appartient de tout mettre en œuvre pour renforcer la démocratie locale et réduire ces risques de prise illégale d’intérêt, de favoritisme, de trafic d’influence ou encore de détournements de fonds publics. Au‐delà des quelques pistes que vous venez d’évoquer, instaurer une plus grande transparence des processus de décision est une piste intéressante. Si les actes des collectivités pouvaient être contrôlés par les préfectures mais aussi par les administrés eux‐mêmes, cela dissuaderait bon nombre d’élus ou de fonctionnaires prêts à tricher.

Certains représentants de l’Etat dans les préfectures sont déjà chargés de contrôler la légalité des décisions prises par les élus…

C’est vrai. Mais il faudrait également renforcer la capacité de l’ensemble des fonctionnaires territoriaux à dénoncer les agissements illégaux dont ils sont témoins. Je l’ai entendu de la bouche de plusieurs directeurs généraux des services, responsables de services techniques ou chefs de cabinet : un certain nombre de fonctionnaires sont très dépendants de « leurs élus » et ne se sentent pas la liberté de refuser quoi que ce soit. Peu d’élus se risqueront à leur ordonner d’attribuer le marché à tel prestataire plutôt qu’un autre, mais certains peuvent leur mettre une pression insidieuse pour qu’ils aillent dans un sens plutôt qu’un autre. Cette remarque vaut aussi pour certains conseillers municipaux ou intercommunaux : il y a des assemblées délibérantes qui ne fonctionnent pas bien dans les collectivités, où les élus – y compris de la majorité – ne disposent pas de l’indépendance ou des moyens suffisants pour contrôler l’exécutif.

> Sur ce sujet, lire également l’interview : 
« Les intercommunalités sont des prisons dorées pour les élus »


De nombreux fonctionnaires passent de l’administration publique à des entreprises privées ou inversement. Est‐ce un problème ?

Oui. Les allers‐retours se multiplient, depuis plusieurs années, entre certaines sphères qui ne devraient jamais se rencontrer pour que notre système démocratique fonctionne correctement. Attention ! Je ne dis pas que le monde public n’a pas besoin des compétences de personnes issues du secteur privé – ou l’inverse. Mais je constate un certain nombre de pratiques extrêmement inquiétantes, au niveau local mais surtout national, susceptibles de laisser prospérer la corruption. Il me parait fondamental de légiférer pour limiter au maximum les cas de pantouflage. Quand certains hauts‐fonctionnaires de police ou du renseignement sont recrutés par des entreprises privées, ce n’est pas forcément pour leurs talents…

Course‐poursuite, lettres anonymes, pressions d’agents secrets étrangers, menaces de mort, tentatives de débauchage, soupçons de tentatives d’empoisonnement : beaucoup auraient abdiqué à votre place. Qu’est-ce qui guide votre combat acharné contre la délinquance financière et la corruption ?

J’ai été le premier à écrire dans un document de justice qu’il existe une mafia en France. J’ai été le premier à mettre en examen un responsable politique pour « association de malfaiteurs en vue d’un trafic d’influence », une inculpation autrefois réservée à des membres d’organisations de la criminalité organisée. Alors oui, je connais bien leurs techniques de déstabilisation… Ils m’ont même proposé des postes dans des grands groupes. Et je me doute bien que cela n’avait pour but que de m’écarter de la lutte anti‐corruption !

Moi, je ne fais que mon métier, qui consiste à lutter contre toutes les formes de fraudes, en suivant certaines de mes valeurs personnelles : les notions d’honnêteté, de justice et de méritocratie ont encore un sens pour moi. Je trouve bien légitime que les pouvoirs publics se mobilisent contre les fraudeurs qui abusent de notre système social, par exemple. Il s’agit de pratiques inacceptables. Mais lorsque ce sont ceux qui ont le pouvoir et qui tiennent les cordons de la bourse qui fraudent, c’est encore plus inadmissible ! Un fonctionnaire, a fortiori un élu, qui ont la prétention de défendre le bien public et de représenter leurs semblables se doivent d’être exemplaires.

Cet été, Mediacités ausculte la démocratie. De l’affaire Fillon à la condamnation de Jérôme Cahuzac, la répétition des scandales qui éclaboussent la classe politique nationale comme locale creuse le fossé entre les citoyens et leurs représentants. Plus des trois‐quarts des Français estiment que notre système démocratique fonctionne « de moins en moins bien », selon une enquête Ipsos‐Sopra Steria. Juge d’instruction, élu, militant associatif ou chercheurs : pendant cinq semaines, Mediacités donne la parole à cinq experts. Tous pointent les failles de notre démocratie et livrent aussi leurs propositions pour rétablir la confiance en notre système politique.

Notre dossier : « Soigner la démocratie ».

  • Formidable ce papier. Passionnant à lire.
    Nous avons l’honneur de vivre aux côtés de gens comme cela.
    Ce magistrat. Et d’autres dont le procureur d’un patelin à la douceur angevine je crois, qui avec des gendarmes obstinés ont mis trente ans à rendre sa dignité et un peu d’amour à une petite fille marocaine pulvérisée par des monstres qui pourtant l’avaient mise au monde.
    Dans ces cas là on bombe la poitrine. Trente ans d’enquête pour une petite morte anonyme. De l’argent public bien dépensé. Merci de nous rendre notre honneur de contribuables généreux.
    Avant à Aurillac Monsieur le juge faisait son marché en marcel ; à Bastia il a enfilé sous (ou sur?) un gilet pare‐balles.
    A Marseille, il a pris un aide à la personne sévèrement burné mais très patient pour sortir les fraises des bois du panier…La solitude devait lui peser. Faire la course en tête sur le chemin de la Vertu exige une ascèse.
    Et pourquoi ces fameuses assemblées de copains ne seraient‐elles pas systématiquement filmées et enregistrées : on sait ce que valent les compte‐rendus d’assemblées générales ! Du pipeau

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Par Sylvain Morvan et Adrien Disson