Presse et justice : le système manque de justesse

2023-03-justice
Illustration : Jean-Paul Van Der Elst.

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Par Jacques Trentesaux

Depuis la création de Mediacités, 17 procédures judiciaires ont été intentées contre notre journal, par ceux que nos enquêtes dérangent. Si le droit de la presse se montre plutôt protecteur pour les journalistes, plusieurs de ses dispositions fragilisent l’exercice de notre métier et entretiennent des inégalités entre les parties.

Et de 17 ! Le 1er mars dernier, Mediacités a été notifié de sa 17e attaque en justice. Cette fois, c’est Hervé Legros, le patron du promoteur immobilier Alila, qui nous poursuit pour diffamation – lire notre article Mediacités attaqué en justice par le promoteur immobilier Alila. 17 procédures en six ans d’existence de notre jeune média, c’est beaucoup. Beaucoup de temps passé en audience dans les tribunaux de Lille, Lyon, Toulouse ou Nantes ; beaucoup d’énergie à préparer sa défense, à prouver sa bonne foi et le sérieux de nos enquêtes ; beaucoup d’argent aussi…

Entre les honoraires d’avocats, les frais de postulation, d’huissiers, de transports ou d’hébergement, ce sont plus de 40 000 euros que Mediacités a déboursés en cumul depuis sa création. Un montant qui ne nous sera jamais remboursé – même en cas de victoire, car en droit de la presse, les dommages et intérêts n’existent pas [lire plus bas].

6 procès échus, 6 victoires

L’expérience que nous avons acquise devant les prétoires nous conduit à soutenir que la justice manque de justesse pour ce qui relève du droit de la presse. Entendons‐nous bien ! Il ne s’agit en aucune manière de dénier à tout à chacun le droit de faire valoir ses droits de justiciable. Il ne s’agit pas davantage de jouer aux pleureurs. La grande loi de la presse du 29 juillet 1881 est très protectrice. Si un journaliste respecte les principes de l’enquête sérieuse, du respect du contradictoire, de l’utilisation de termes non injurieux ou de l’absence d’animosité personnelle, il échappera aux condamnations. Mediacités ne peut d’ailleurs que s’honorer de disposer de 6 victoires sur les 6 procès échus à ce jour. Il n’empêche ! Divers points méritent débat. Voire réformes.

1/ L’automaticité de la mise en examen (sauf en cas de citation directe) interroge car elle empêche d’éviter les recours abusifs. On engorge bien souvent les tribunaux (et les services de police ou de gendarmerie lors de l’instruction) pour des procès dont l’issue est largement prévisible. Un projet de directive européenne est à l’étude pour limiter les poursuites‐bâillons dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière. La recommandation de la Commission européenne aux états‐membres est de l’élargir à tous les types de procédures. La directive adoptée, les juridictions seraient alors en mesure de rejeter une procédure si celle‐ci est manifestement infondée. Dans un tel cas, la charge de la preuve du caractère fondé de la plainte incombera au requérant.

2/ Le systématisme de la protection fonctionnelle est hautement critiquable. Dans bien des cas, l’élu qui s’estime diffamé sollicite cette protection lors d’un vote en conseil municipal alors que les faits rapportés par l’article ne portent pas sur l’exercice de sa fonction d’élu mais s’inscrit dans le cadre privé. Ainsi, c’est le contribuable qui paiera ses frais de justice. Quel membre de la majorité municipale osera s’opposer à la demande de son maire ? Aucun. Dès lors, pourquoi ne pas confier le soin de trancher de la pertinence d’une protection fonctionnelle à une commission indépendante ?

3/ L’absence de dommages et intérêts crée une dissymétrie injuste entre les parties. Autrement dit : même quand on gagne à la barre, nous sommes perdants financièrement. « Une victoire qui nous coûte cher », écrivions‐nous par exemple en juin 2021 à l’issue de notre procès en appel intenté par le procédurier maire de Vienne (en Isère) Thierry Kovacs.

Mediacités gagne son procès contre le maire de Vienne : une victoire qui nous coûte cher

L’absence de dommages et intérêts est particulièrement préjudiciable à des petits organes de presse indépendants dont la santé économique est souvent fragile. Un procès en première instance, c’est 3 000 euros de frais en moyenne ; s’il y a appel, la note monte à 5 000 euros. De quoi limer la témérité de petits médias précaires, ce qui est sans doute le but recherché par certains plaignants qui, eux, ne supportent aucun coût de procédure sur leurs deniers personnels.

4/ La lenteur et l’opacité de la procédure sont redoutables. L’engorgement des tribunaux est tel que, de report en report, nous passons en audience de plaidoirie parfois plus de trois ans après le dépôt de la plainte et la parution de l’article. Un exemple : depuis une audition en mai 2020 en gendarmerie, notre journaliste Nicolas Barriquand n’a eu aucune nouvelle de la procédure entamée par le maire de Jonage (une commune de la Métropole de Lyon) contre l’un de ses articles publié en… octobre 2019 !

Plainte pour diffamation : ma visite surréaliste chez les gendarmes

Balloté au gré d’enjeux qui nous dépassent

Après audience, il nous est aussi arrivé d’attendre près d’un an avant de disposer du texte du jugement tant les services de greffe sont encombrés. Parfois, nous ne sommes même pas tenus au courant de l’existence d’une plainte avant de recevoir la convocation au commissariat de police. Parfois encore, nous ne sommes même pas informés de son  devenir, lorsqu’il y a un classement sans suite par exemple. Tout ceci donne l’impression d’être balloté au gré d’enjeux qui nous dépassent alors que nous devrions être, comme prévenus, les premiers concernés.

En l’état, les relations entre presse et justice ne sont pas satisfaisantes. Lentes, coûteuses, complexes et inégales entre les parties, elles ont le petit goût aigre de l’injustice.

Comment aider Mediacités face à ceux qui nous traînent en justice ?

Journal 100 % indépendant – sans publicité dans ses pages, sans milliardaire en coulisses -, Mediacités tire ses revenus des abonnements de ses lecteurs. Au risque de nous répéter : les procédures judiciaires de ceux que nos enquêtes dérangent nous coûtent cher, en temps, en énergie et en argent. Plus de 40 000 euros de frais donc depuis notre création pour nous défendre, alors même que nous n’avons pour l’heure perdu aucun procès.

Vous pouvez nous aider à résister en vous abonnant à notre journal ou, si vous comptez déjà parmi nos lecteurs et nos lectrices, en effectuant un don. Votre soutien est déterminant pour préserver l’indépendance et la survie d’une presse d’investigation locale, qui n’hésite pas à déranger quand il le faut.

  • et l’article 800–2 du CPP ?

    • Bonjour Antoine, l’article 800–2 n’est que très rarement accordé en raison d’une spécificité du droit de la presse. Si une relaxe nous est accordée sur le fondement de la bonne foi, cela signifie que le juge reconnaît préalablement le caractère diffamatoire de l’article attaqué. Or l’un des critères jurisprudentiels de l’article 800–2 est que le juge, pour accorder une somme sur ce fondement, doit considérer que la procédure est abusive. Dès lors, bonne foi est incompatible avec l’article 800–2. Bien cordialement, Jacques Trentesaux, directeur de la publication de Mediacités

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