Les Français « invisibles » de Denain, héros d’un roman photo

Le photographe Vincent Jarousseau est allé à la rencontre des oubliés de « la France qui n'est pas en marche » à Denain, à côté de Valenciennes. Qu’ils soient chômeurs de longue durée assignés à leur quartier ou travailleurs du BTP hyper-mobiles, il leur donne la parole dans « Les Racines de la colère », un document alliant photos et bande dessinée.

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Photo: Vincent Jarousseau

Vous pensez avoir tout lu, tout vu, tout compris au sujet des gilets jaunes ? Le livre de Vincent Jarousseau, Les racines de la Colère, vous prouvera le contraire. Il faut toutefois souligner que cet ouvrage, sous titré Deux ans d’enquête dans une France qui n’est pas en marche, n’est pas consacré à la « crise » elle‐même. Il se base sur des rencontres régulières avec des habitants de la ville de Denain, initiées dès le mois de mai 2017. Objectif de ce livre, conçu en lien avec le Forum Vie mobiles, un centre de recherche : « étudier les problématiques de mobilité et de pouvoir d’achat en documentant le quotidien de familles pour la plupart pauvres ou issues des classes populaires ou moyennes ». Mais le résultat est infiniment plus sensible que cet intitulé. Si vous êtes lecteur de Mediacités, vous avez déjà eu un aperçu de ce travail grâce au très beau reportage photo publié par notre média pour éclairer le mouvement des gilets jaunes, alors dans sa troisième semaine de mobilisation.

Racines de la colere
Les racines de la colère, de Vincent Jarousseau, Editions Les Arènes, 22 euros

On retrouve dans Les racines de la colère des personnages déjà présents dans cet article. Adrien et Jean‐Yves, prêts à faire des centaines de kilomètres pour aller travailler sur des chantiers d’Eiffage, au détriment de leur vie de famille. Loïc, passé par la case prison, qui voudrait être plus mobile mais qui n’a pas les moyens de passer le permis. Guillaume, sans travail depuis 2011, roi du tuning low cost et chasseur de promos hors pair, qui en a marre de tourner en rond chez lui mais qui a refusé un travail situé à 45 minutes car ce n’était pas rentable avec les frais d’essence. Christian et Christiane, la cinquantaine, qui vivent avec 850 euros d’allocation adulte handicapé, et qui n’ont, pour tout moyen de transport, qu’un scooter… qui leur sera volé. Michaël, le camionneur « gilet jaune », toujours sur la route, bon salaire mais avec un prêt sur le dos, qui râle contre les « tiots » des « cas soc” » voisins qui l’empêchent de dormir… Il ne s’agit donc pas de délivrer de savantes analyses mais « de représenter la vie de ces classes populaires, dans sa vérité la plus crue, sans l’idéaliser », explique Vincent Jarousseau.

Pour « donner la parole à des personnes souvent invisibilisées », il a choisi la forme d’un roman photo, où il suit différents couples de personnages, le temps d’une tranche de vie. « On croit savoir mais cette connaissance se révèle abstraite tant que l’on n’a pas vécu avec ces personnes, partagé leurs aspirations, leurs rêves, leurs peines ou leurs galères ». De cette population, il dit encore – pierre dans le jardin des medias ? – « on s’intéresse davantage à son vote, à l’expression supposée de ses opinions, qu’à sa vie ». Son pari narratif en tout cas est réussi. On se prend à espérer que les héros de ces histoires trouvent une solution à leurs galères à la fin. Sauf qu’il n’y a pas vraiment de happy end.

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Au centre de l’ouvrage, il y a bien sûr la ville de Denain, ancienne capitale du charbon et de l’acier, aujourd’hui économiquement sinistrée. « Ce territoire est emblématique de cette France périphérique, ni complètement urbaine, ni rurale, éloignée des centres de décision et de pouvoir, c’est la France des plans sociaux, de l’abstention et du vote FN, attachée à l’enracinement social et familial, à des valeurs traditionnelles. A l’écart du projet présidentiel et de ce qu’il valorise, la mobilité », explique Vincent Jarousseau. C’est cette distorsion entre l’élite et le peuple que j’interroge au travers des récits de vies mobiles ou non. Ici, la parole des gens est au centre et leur quotidien donne à comprendre les fractures qui menacent notre modèle démocratique. »

Le livre commence par un flash back en bande dessinée, oeuvre du dessinateur Eddy Vaccaro, où est rappelé le passé glorieux de Denain, quand la ville était « in » et pas « out », pleinement en phase avec la dynamique industrielle. Il permet de prendre conscience de la brutalité avec laquelle la ville et ses habitants ont tout perdu, quand, le 12 décembre 1978, Usinor a annoncé la fermeture de ses hauts fourneaux et la suppression de quelque 5000 emplois. Il évoque également les manifestations qui s’en sont suivies, et notamment ce 7 mars 1979, où sept CRS ont été blessés aux jambes par des tirs de carabine. Des affrontements auxquels fait écho, 40 ans plus tard, la révolte des gilets jaunes.

Aux sources de la colère des gilets jaunes

  • Des difficultés sociales il y en a partout.. En mettant en scène Denain vous desservez sa population qui a besoin qu elle retrouve sa fierte et l envie de s en sortir plutôt que le miserabilisme et concupiscence.… Montrez donc le 2eme visage de Denain qui s embellit et qui donne un acces à la culture et à l enseignement !!

    • C’est pas un reportage sur Denain, c’est un reportage sur la vie des classes populaires marginalisées. Denain est choisi comme théâtre, mais ça aurait pu être une autre ville.
      Quoiqu’il en soit ces gens là existent et l’idée est de leur donner la parole.

  • Je ne suis pas d’accord. L’auteur a fait semble‐t‐il un travail de fond de grande qualité pour rendre visibles ces invisibles. Il ne prétend pas faire le portrait de Denain, mais de certains Denaisiens. Libre à lui de choisir son angle, libre à d’autres de montrer la face plus optimiste de la ville.

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Par Yves Adaken