Martine Aubry : « Tout ce que défend Zemmour va à l’encontre de l’ADN de Lille et même du Nord »

Pour la maire socialiste de Lille, la place occupée par Éric Zemmour dans le débat public signe l’échec du politique. Profondément choquée, elle plaide pour le retour de la vraie politique, celle qui oppose projet de société contre projet de société dans le respect de l’adversaire.

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En réaction à la venue à Lille d'Éric Zemmour samedi 5 février, Martine Aubry appelle à rejoindre le rassemblement contre l'extrême-droite qui aura lieu le même jour à 11 heures place de la République. Credit : Sarah Alcalay/SIPA.

Le candidat d’extrême-droite à l’élection présidentielle Éric Zemmour sera à Lille samedi 5 février pour un meeting au Grand Palais. Comment abordez vous son passage dans la capitale des Flandres ?

Éric Zemmour n’est pas le bienvenu. Mais il vient à Lille et c’est normal. Contrairement à ce qu’il dit, parce qu’il se victimise, il n’a jamais été question de l’empêcher de venir. D’ailleurs, même si on le voulait, on ne le pourrait pas juridiquement. La liberté d’expression prévoit qu’il puisse s’exprimer dans le respect des règles de la République – même s’il ne les a pas toujours respectées puisqu’il a déjà été condamné plusieurs fois par la justice [notamment pour « provocation à la haine et à la violence » et « injures publiques envers un groupe de personnes en raison de leur origine », NDLR]. Mais s’il a le droit de s’exprimer à Lille, nous avons le droit de dire tout haut notre opposition à ses thèses et à ses propos.

Peu de municipalités se sont prononcées aussi directement que vous, qui appelez à rejoindre un rassemblement contre l’extrême-droite place de la République le même jour…

Ce monsieur tient presque tous les jours des propos racistes, antisémites… et on ne devrait pas lui répondre ? Eh bien, si ! Et on le fera. Ni à la même heure ni au même endroit [le rassemblement contre l’extrême-droite doit avoir lieu place de la République à 11 heures et le meeting d’Éric Zemmour à 15 heures à Lille Grand Palais, NDLR] car le sujet n’est pas de se colleter à monsieur Zemmour, c’est de combattre ses idées. Il n’est pas le bienvenu parce que nous sommes une terre d’accueil, de tolérance et de vivre‐ensemble et parce qu’il va tenir des propos contraires à l’ADN très largement majoritaire de notre ville et de son histoire. Mais nous ferons en sorte que les deux évènements cohabitent pacifiquement.

Ne craignez‐vous pas des échauffourées ?

Il n’y aura pas d’échauffourées pour ceux qui viennent à notre manifestation. Il y en aura très certainement avec les antifas qui, eux, manifestent porte de Paris et iront vers le Grand Palais. Partout où Zemmour va, les anarchistes et les antifas manifestent. Eux se sont donné rendez‐vous à 13 heures porte de Paris.

J’ai écrit le Petit dictionnaire pour lutter contre l’extrême-droite [avec le politologue Olivier Duhamel, éditions Seuil, NDLR] en 1995. À l’époque, j’en ai pris plein la gueule parce que personne ne s’exprimait directement sur ce sujet. Ça a quand même été l’un des combats majeurs de ma vie. Quand je vois qu’aujourd’hui plus personne ne réagit… Rappelez‐vous de la grande manifestation contre le Front national à Paris, place de la République, en 2002. On était restés cinq ou six heures sans bouger tellement on était nombreux. Aujourd’hui, on peut entendre des horreurs, plus personne ne réagit. À un moment donné, il faut dire que tout cela n’est pas acceptable dans une démocratie ! Le sujet de cette manifestation, ce n’est pas qu’il y ait 3 000 personnes. C’est simplement d’avoir une parole forte et dire que tout ce que défend Zemmour va à l’encontre de l’ADN de Lille et même du Nord.

Comment comprenez‐vous cette absence de réaction ? S’agit-il d’une forme de résignation ?

Plutôt que de la résignation, je pense qu’on est dans la négation du politique. La campagne électorale parle‐t‐elle des problèmes des Français ? On peut dire ce qu’on veut sur Anne Hidalgo – moi j’ai beaucoup travaillé sur son projet, avec plein d’élus, d’experts, etc. – , elle propose des réponses aux problèmes de la France. Mais qui en parle ? Le pouvoir d’achat, on évoque uniquement l’augmentation de l’énergie, on dit que les Français n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Mais qui examine ce que proposent les uns et les autres ?

Début octobre, lors de votre conférence de presse de rentrée, vous déploriez déjà la « zemmourisation des esprits ». Comment lutte‐t‐on contre cela ?

En retrouvant la politique, au sens noble du terme. Les Français pensent que les politiques ne sont mus que par de l’ambition personnelle, qu’ils s’en mettent plein les poches, alors que pour la grande majorité d’entre eux – je pense notamment aux maires des petites villes – c’est faux ! Malheureusement, il y a eu des exemples qui ont donné cette impression‐là. Il y a aussi l’idée selon laquelle « ils n’en n’ont rien à faire de nous, ils font des promesses qu’ils ne tiendront pas ». Donc il faut revenir vers des débats projet contre projet de société, valeurs contre valeurs. La presse a un rôle majeur à jouer. Hier, je voyais des articles disant que la campagne ne commençait pas, qu’on ne parlait pas assez du pouvoir d’achat ou du climat… Mais qu’est ce que vous attendez ? Il y a des propositions dans tous les partis !

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Photo : DR.

À vos yeux, le fait que Zemmour connaisse un tel succès relèverait moins d’une victoire idéologique que d’un échec du politique ?

Oui, c’est un échec du politique. Enfin, des politiques en général. C’est le mouvement d’une société qui va de l’individualisme au repli sur soi. Il y a quinze ans, on parlait de la chute des Églises. On peut à présent parler de celle des syndicats, de la difficulté des associations à recruter des bénévoles… Le collectif recule derrière l’individualisme ou la tribu. Ce repli sur soi s’explique par la dépolitisation du pays. Quand parle‐t‐on des valeurs ? Où sont les grands débats idéologiques ? Y compris sur l’économie et les inégalités, il n’y en a plus. Et comme beaucoup de politiques ont tenu des discours sans passer aux actes, ils sont décrédibilisés. On ne les écoute plus. Zemmour dit tout haut des choses horribles et simplistes, un peu comme quand le FN est arrivé [fin 1972, NDLR]. Les gens qui votaient déjà FN à l’époque n’étaient pas tous des racistes. Il y avait aussi des ouvriers qui se sentaient déclassés, méprisés… En se disant qu’on pouvait mépriser d’autres encore davantage qu’eux, notamment les étrangers en situation difficile, ils se sont retrouvés au FN. Aujourd’hui, c’est les gilets jaunes, les gens qui habitent dans des zones rurales. Tous ces gens qui ne s’expriment pas…

Que faire contre cette dépolitisation ?

Ce qui manque, c’est un débat sur la société qu’on souhaite construire. Fondée sur quoi ? Avant, on s’opposait d’abord sur des valeurs, sur des idées et ensuite seulement sur des propositions. La politique, c’est se dire : « Voilà où je veux emmener mon pays. »

Emmanuel Macron a‑t‐il exacerbé cette fracture ?

Je pense qu’elle existe depuis très très longtemps. Macron a beaucoup joué sur l’image : je suis jeune, je vais changer les choses, je ne suis ni de gauche ni de droite, etc. Tout cela, c’est une négation de la politique. J’ai toujours respecté mes opposants, que ce soit Christian Decocq ou Jean‐René Lecerf. On avait des points communs – quand on aime une ville, on a évidemment des points communs – et des divergences. On s’est donc opposés mais il y avait encore du respect et du débat. Macron, avec son « ni‐de‐gauche‐ni‐de‐droite » et tout le reste, cherche à jouer la proximité. Il va voir des jeunes qui font du rap ou je ne sais quoi… Mais la distance est trop profonde. Une distance sociologique. Une distance d’incompréhension du pays. Ce n’est que de la communication.

Pour vous, l’action du président ne suit pas de lignes de force ?

Il y a le libéralisme, bien sûr ! Il commence par supprimer l’ISF, baisser les APL et bloquer les minimas sociaux… Voilà son vrai modèle. Puis il lance la réforme de l’assurance chômage et des retraites. La crise arrivant, il a été obligé de faire de l’interventionnisme pour soutenir l’économie. Il a eu raison mais ça ne change rien à ses convictions profondes. S’il est réélu, il ne va plus se gêner pour mener les réformes qu’il n’a pas pu accomplir.
Les services publics sont dans un état calamiteux : l’éducation nationale, l’hôpital… Même quand vous voulez joindre un service public, comme la CAF, c’est toujours taper 1, taper 2. Vous ne pouvez plus parler à personne. Il ne faut pas s’étonner que les gens se sentent méprisés, c’est très violent. Chaque semaine, je fais quatre ou cinq interventions pour permettre à des personnes de pouvoir avoir accès à leurs droits. Je n’interviens que pour des cas lourds, sans quoi je n’arrêterais pas. Mais si vous ne vous en occupez pas, personne ne s’en occupe. Les services publics ne sont plus là. C’est pour cela que je suis heureuse d’être maire : on est en direct avec la population. C’est ça que j’aime : porter un projet de progrès social, écologique, démocratique et être, en même temps, dans la réalité.

Entre l’abstention et les projections pour la prochaine présidentielle, la gauche ne semble pas disposer de beaucoup de marge de manœuvre…

Il n’y en a aucune. Très franchement, je pense qu’Anne Hidalgo est celle qui est la plus à même de porter un vrai projet pour ce pays. Alors oui, ce n’est pas le général de Gaulle, ce n’est pas François Mitterrand ! Mais quand je regarde les autres candidats, notamment à gauche, c’est la seule qui n’est pas dans la déclamation en jouant sur tout ce qui ne va pas. Elle est pour une politique qui change véritablement les choses. Elle ne promet pas ce qu’elle ne pourra pas tenir. Maintenant, on est inaudible parce que les socialistes sont inaudibles. Il n’y a que François Hollande qui ne comprenne pas sa responsabilité là‐dedans ! Il continue à nous faire des petites phrases…

Pourquoi le projet porté par Anne Hidalgo ne rencontre‐t‐il pas davantage d’écho ?

Vous avez vu un seul débat entre candidats ? Qui permette de parler l’un contre l’autre ? Anne Hidalgo n’apparaît que comme la candidate du PS alors qu’elle est bien plus que ça. Le PS a déçu et, pour certains, trahi. Il est difficile, à un moment où on est aussi affaibli, de relancer l’idée de la politique au vrai sens du terme, de relancer un projet de société. Même à l’échelle de la ville où j’ai failli être battue [aux municipales de 2020, NDLR].

Les quatre leçons de la réélection de Martine Aubry à Lille

Toutefois, si j’additionne les résultats des Verts et les nôtres, on est à 80 %. On ne peut pas dire que la ville de Lille soit à droite même si, pour moi, une partie des Verts n’est pas vraiment à gauche parce qu’elle défend certains plutôt que le plus grand nombre. Mais ici, à Lille, je pense qu’on défend quand même encore quelque chose… Ce qui n’empêche pas la dépolitisation. Quelqu’un m’a dit récemment dans la rue : « Je vous aime beaucoup Madame Aubry mais je vais voter FN parce qu’en allant à mon bureau de vote j’ai vu deux crottes de chien sur le trottoir. » Que voulez‐vous répondre à cela ?

Ce basculement vers des idées d’extrême-droite heurte violemment vos convictions…

Oui, parce qu’on a quand même un pays extraordinaire. Regardez la chance qu’on pourrait donner à chacun si l’éducation fonctionnait mieux, si on lui donnait les moyens. On a la santé et l’éducation gratuite. On a un très beau pays qu’on pourrait valoriser, on pourrait travailler sur la transition écologique en créant des emplois. On a des tas d’opportunités. Et pareil pour le vivre‐ensemble. On laisse Zemmour dire que 90 à 95 % des mineurs délinquants sont noirs ou arabes. Vous vous rendez compte !? Il y a vingt ans, tout le monde aurait été dans la rue. Or aujourd’hui il ne se passe plus rien. C’est incroyable, effrayant…

Vous appelez à un sursaut des citoyens, des Lillois ?

Je n’appelle pas à un sursaut car je ne pense pas qu’il y aura de sursaut. Il faut qu’on aille jusqu’au bout de cette période atroce. Après il faudra penser à la reconstruction avec des jeunes capables de porter à nouveau la politique, la vraie, aussi bien à gauche qu’à droite. En attendant, je vais faire cette campagne – je la fais déjà.

Sa parole est rare. Martine Aubry a pourtant immédiatement accepté de sortir de son habituelle réserve afin de répondre à notre sollicitation. Bien qu’atteinte par le Covid, l’édile de Lille s’est entretenue durant 45 minutes avec Mediacités, le jeudi 3 février en fin de matinée, afin de dépeindre son dégoût de la politique telle qu’elle est actuellement pratiquée. Martine Aubry s’est exprimée avec force et émotion, ulcérée par le discours violent et les idées véhiculées par le candidat à la présidentielle Éric Zemmour et aussi à l’absence de réactions des Français. Elle sera en première ligne de la manifestation contre l’extrême‐droite à laquelle elle a appelé fin janvier, qui se tiendra samedi à 11 heures place de la République – quatre heures avant le meeting d’Éric Zemmour au Grand Palais. Le lendemain, l’ancienne première secrétaire du PS recevra Anne Hidalgo, la candidate qu’elle soutient contre vents et marées pour l’élection présidentielle, dans la capitale des Flandres. Après un temps d’échanges et de rencontres informelles, toutes deux ont prévu… d’assister ensemble au match Losc‐PSG au stade Pierre Mauroy !

  • Je suis désolé mais je trouve que l’on parle beaucoup trop de l’extrême droite actuellement et je pense même que manifester contre la venue d’un de ses candidats dans une ville ne fait que renforcer le problème. Je crois qu’en attendant l’élection il faut simplement rappeler que l’extrême droite, si elle accédait au pouvoir, serait une honte et un danger pour la France, une honte car ce serait la première fois qu’elle dirigerait le pays en temps de paix et un danger car un certain nombre des mesures qui seraient prises seraient immanquablement excessives et parce que l’on assisterait même à un retour en arrière pour certains droits acquis. Enfin il faudrait peut‐être inviter les journalistes, même s’ils trouvent là quelque chose de médiatiquement motivant, par exemple lorsqu’ils recueillent les sentiments de la tante trahie par sa nièce, de faire preuve d’un peu plus de retenue.

  • Martine Aubry n’est plus crédible et notamment parce qu’elle a soutenu Mr Castelain à la présidence MEL alors qu’il est mis en examen ds plusieurs affaires… Pour quelles raisons ? 3 postes de vice‐président pour son équipe ? Souvenez‐vous du coup fourré de 2014 où elle avait voté Mr Castelain ( à l’époque un de ses vice‐président !) pour contrer Bernard Gérard le Maire de Marcq en Baroeul. Petits arrangements entre amis !!

  • Ah ah ah, la bonne blague : Martine plaide pour le retour de la vraie politique, celle qui oppose projet de société contre projet de société dans le respect de l’adversaire !!!
    Je ne suis absolument pas pour Zemmour mais Martine n’a jamais laissé aucune place à l’adversaire, à l’opposition.… pour contruire des projets réalistes : elle décide de tout !
    Un vrai potentat, la démocratie est surtout malade au niveau local (municipalité, Métropole, …).
    Dès que nos politiques locaux ont des ambitions nationales, le débat décolle pour rester hors sol !
    La santé gratuite, Euuuh on paie des cotisations, L’éducation gratuite : on paie quelques impôts ? Ceci sont sans doute bien mal répartis : on veut une école et un hôpital de qualité et s’évaporent trop souvent dans des frais de fonctionnement, de structure.…
    De bonnes idées pour relancer l’économie et l’entrepreneuriat pour produire plus de richesses et donc d’impôts et de moyens pour l’état : les 35h, le principe de précaution que l’on continue à encenser.

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Par Propos recueillis par Clémence de Blasi, avec Marion Rivet