La gratuité totale des bus, trams et métros pour les usagers coûterait 135 millions d’euros par an, voire 150, selon les chiffres avancés en 2022 puis en 2023 par Damien Castelain. Le président de la Métropole européenne de Lille (MEL), compétente en la matière, évacuait alors cette mesure « inaccessible ». Sans offrir néanmoins le détail de ce calcul qui dépasse largement les 85 millions de recettes tarifaires perçues par la MEL ces mêmes années.
La MEL s’est bien engagée depuis 2022 sur une forme de gratuité, mais partielle, ciblée sur les jeunes de moins de 18 ans. Une mesure qui coûte 8,5 millions d’euros hors taxe par an (soit 10 % des recettes tarifaires annuelles) et qui concerne 34 % des abonnés. Rendre les transports gratuits pour les mineurs faisait partie du programme de Martine Aubry en 2020. Ce faisant, la MEL permet aux jeunes « d’apprendre le transport en commun et de devenir une fois qu’ils seront adultes des usagers réguliers », se réjouissait Jacques Richir, adjoint au maire de Lille lors du dernier conseil métropolitain.
Parmi ses autres promesses, l’ancienne maire socialiste prévoyait d’adopter une gratuité progressive, visant en priorité les jeunes, mais aussi les séniors à faibles revenus et les personnes en situation de handicap. Une volonté bien amputée : pour Damien Castelain, il serait trop coûteux d’étendre la gratuité à d’autres publics. « Si on faisait ce choix, ce serait au détriment d’autres politiques », assurait‐il sans hésitation, au micro d’Ici Nord.
Dunkerque, Calais, Douai, et bientôt Béthune et Lens : les exemples de collectivités qui sont passées à la gratuité totale ne manquent pourtant pas dans la région. La gratuité généralisée est un sujet récurrent du débat public, qui pourrait bien s’inviter dans les programmes des candidats à l’élection municipale. En 2020, Violette Spillebout avançait une proposition de gratuité pour les moins de 26 ans et les plus de 65 ans, Stéphane Baly visait les moins de 25 ans et la gratuité pour tous à l’horizon 2030, quand La France Insoumise proposait la gratuité immédiate dans les bus et les tramways.
Transports gratuits : « chimère » ou « question de volonté politique » ?
« Une impasse financière »
L’analyse du président de la MEL est partagée par la Cour des comptes. Dans un rapport très sévère, publié en septembre, elle plaide plutôt, au contraire, pour une augmentation des tarifs dans les grandes métropoles.
Les magistrats regardent surtout la gratuité pour toutes et tous sous le prisme de son coût pour le contribuable, et considèrent à ce titre qu’elle est « une impasse financière » dans les grandes métropoles. « Depuis plusieurs années, ce sont les subventions des collectivités locales, financées par les contribuables, qui ont servi de variable d’ajustement pour le financement des transports en commun. Cette situation crée des tensions financières qui menacent la mise en œuvre de projets d’investissement, faute de financements suffisants. »
Aujourd’hui, c’est le versement mobilité, une contribution patronale payée par les entreprises de plus de 11 salariés qui finance l’essentiel des transports en commun du territoire, pour une part de 57 %. Sébastien Leprêtre, vice‐président aux transports à la MEL, expliquait cet été dans La Voix du Nord que l’usager lillois « supporte moins de 20 % (18 %) des charges de fonctionnement et des investissements liés au réseau de transport ». Ce qui veut dire que les transports sont déjà gratuits à 82% pour les usagers. Décider d’une gratuité totale ne coûterait donc que 18% supplémentaires à la MEL, qui prend pour le moment en charge 25% du financement.
Qu’en est‐il pour les réseaux plus petits ?
Pour les réseaux plus petits, les conclusions de la Cour des comptes sont toutes autres. « La gratuité peut dans certains cas améliorer l’efficience de la dépense publique pour des réseaux modestes ou de taille moyenne qui souffrent d’une faible attractivité et dont les bus sont peu remplis », expliquent les magistrats. Une façon de permettre une hausse de la fréquentation « pour un coût limité par rapport à la situation initiale ». D’autant que ce sont des réseaux qui utilisent essentiellement des bus, moins coûteux à exploiter que les tramways ou les métros.
Dans le Douaisis, la ligne de Bus à haut niveau de service reliant Douai à Aniche a ainsi vu sa fréquentation augmenter de plus de moitié depuis la mise en place de la gratuité sur le réseau Évéole, en janvier 2022, comme le rapporte La Voix du Nord. Cela s’est accompagné d’un développement de l’offre pour rendre plus attractif ce territoire regroupant 55 communes et 220 000 habitants. Une politique qui coûte environ 3,5 millions d’euros par an à l’autorité organisatrice des transports locale.
S’intéressant à l’exemple de la métropole de Lille, la Cour des comptes salue l’augmentation fréquente des tarifs (plus d’une année sur deux) pratiquée par le réseau Ilévia. Cette augmentation devrait se poursuivre, selon le contrat de concession de service public signé entre la MEL et la société Keolis. Renouvelé cette année, il court jusqu’en 2031. Les tarifs devraient progressivement être revus à la hausse de 20 %. En 2031, le ticket unitaire qui vaut 1,80 euros aujourd’hui sera vendu 2,20 euros. L’abonnement mensuel passera de 65 euros à 77,50 euros.
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Des usagers insatisfaits
La Cour des comptes souligne que la hausse des prix est plus facilement acceptée par les usagers lorsqu’elle s’accompagne d’un bon niveau de service. Une observation qui pourrait faire rire jaune les usagers d’Ilévia, régulièrement confrontés à des retards ou des interruptions de service prolongées sur les deux lignes de métro (qui recueillent à elles seules 60% du trafic de transports en commun dans la MEL), en particulier la ligne 1. La faute au manque d’anticipation de la MEL, qui subit le retard de la livraison des nouvelles rames doublées par la société Alstom depuis dix ans. Si ce doublement doit finalement intervenir en février 2026, le fonctionnement des lignes restera dégradé du fait d’un retard sur les commandes de nouveau matériel roulant.
Consciente que recommander une augmentation des tarifs pourrait impacter les plus modestes, la Cour des comptes suggère de mettre en place des outils ciblés pour faciliter l’accès des transports en communs pour ces publics.
En août, Ilévia a ainsi lancé une révision de ses tarifs pour proposer une offre « plus juste, plus lisible et plus accessible pour les métropolitains ». Celle‐ci correspond à la volonté de la MEL d’étendre la tarification sociale, mise en place dès 2016, en tenant compte de l’évolution des minima sociaux. Comme le prévoit le Code des transports, les autorités organisatrices de mobilité doivent en effet proposer des réductions d’au moins 50 % sur les titres de transports vendus aux 10 % des métropolitains les plus modestes. Une nouvelle règle de calcul permet désormais à près de 70 % des abonnés d’Ilévia d’avoir accès à une tarification adaptée.
Les avantages et les limites du tarif social
Mais la Cour des comptes va encore plus loin. Elle recommande en effet d’éliminer les réductions ou gratuités basées sur le statut (liées à l’âge par exemple) pour ne conserver que la tarification sociale, afin de mieux la faire connaître, et de dégager des marges financières auprès des publics ayant les ressources pour payer des abonnements à taux plein.
Les magistrats fustigent « la grande complexité » des formules tarifaires et abonnements dont il existe plus d’une cinquantaine de variantes à Lille (outre la tarification sociale et la gratuité pour les mineurs, différents tarifs préférentiels sont par exemple proposés aux moins de 26 ans et aux plus de 65 ans).
« Le manque d’information sur ces dispositifs peut aussi contribuer à exclure de leur bénéfice certaines populations visées par la loi », ajoutent les magistrats, qui estiment qu’il faudrait également simplifier les démarches administratives « pour que toutes les personnes défavorisées puissent bénéficier effectivement des tarifs plus avantageux prévus pour elles ».
Autre problème : la tarification sociale est attribuée selon le quotient familial établi par la caisse d’allocations familiales pour l’ensemble du foyer. Mais ce mode de calcul peut exclure certains publics. « Des étudiants boursiers, vivant seuls, assumant leurs dépenses peuvent être exclus simplement parce que le quotient familial du foyer parental dépasse ce seuil, même si leur situation personnelle est celle d’une forte précarité », témoigne Tanel, étudiant en quatrième année de médecine à Lille.
À Calais et Dunkerque, quels bilans pour la gratuité ?
La ville de Dunkerque a été la première grande collectivité à faire le choix de la gratuité des transports sur son réseau desservant près de 200 000 habitants, en 2018. Elle a été suivie de près par Calais l’année suivante. L’évolution de la fréquentation est spectaculaire : +63 % en quatre ans à Dunkerque et +84 % en trois ans à Calais. Cette hausse de la fréquentation a été permise par une augmentation de l’offre, de 7 % à Dunkerque et de 27 % à Calais sur la même période. À Dunkerque, ce choix a entraîné un surcoût de 40 % pour la collectivité.
Une enquête menée à Dunkerque par l’Observatoire des villes du transport gratuit avait alors conclu que la moitié des usagers utilisaient davantage le réseau, dont 48 % pour des trajets auparavant effectués en voiture, et 33 % pour de « nouveaux trajets ».
Néanmoins, la Cour des comptes considère que les études actuelles manquent de fiabilité pour évaluer le report modal effectif permis par la gratuité. « Les données de l’Insee sur les déplacements domicile‐travail montrent que l’utilisation des transports en commun a légèrement augmenté par rapport à 2015 tandis que les véhicules motorisés sont encore le moyen de locomotion dominant pour ces déplacements (78,4 %). »
La Cour estime aussi que pour ces réseaux de taille moyenne, la gratuité « peut être risquée sur le long terme ». À Calais, la gratuité et le développement de l’offre ont ainsi « fragilisé financièrement » l’autorité organisatrice des mobilités. « La gratuité peut ainsi donner un coup de pouce à la fréquentation à court terme, mais le risque associé à plus long terme semble trop élevé, surtout qu’il est difficile de revenir en arrière », alerte‐t‐elle.
L’augmentation de l’offre primordiale pour le report modal
Pour la Cour des comptes, une fois qu’on a trouvé une tarification équitable, il faut s’engager à la fois dans une trajectoire d’augmentation des tarifs et de développement de l’offre. « Un cercle vertueux est en effet possible […]. Le développement de l’offre attire de nouveaux usagers, particulièrement des automobilistes, ce qui permet d’accroître la fréquentation et la couverture des coûts par les recettes », soutient‐elle. Cela permettrait par la même occasion de faciliter « l’acceptation d’éventuelles mesures visant à limiter l’usage de la voiture ».
« Le plan de financement qui nous est proposé intègre de fait l’enterrement de l’idée de la gratuité générale. Elle serait intenable financièrement. »
Les recettes commerciales « sont directement réinvesties par la MEL dans l’exploitation quotidienne du réseau, la maintenance des équipements, la rénovation du matériel roulant, mais aussi le développement de nouveaux services », expliquait Ilévia à La Voix du Nord cet été. La MEL planche sur plusieurs projets de développement de son réseau de transports qui nécessitent des investissements conséquents.
Au dernier conseil métropolitain, les élus ont voté une délibération visant à renouveler le matériel roulant pour 1,3 milliard d’euros d’ici 2031 – une opération prise entièrement en charge par la MEL. L’occasion pour Rudy Elegeest, maire de Mons‐en‐Barœul et conseiller d’opposition du groupe « Ambition et Projet pour la Métropole » de déclarer : « Le plan de financement qui nous est proposé intègre de fait l’enterrement de l’idée de la gratuité générale. Elle serait intenable financièrement. L’équation qui est présentée ne tient qu’en maintenant une tarification. »
C’est aussi la construction de deux nouvelles lignes de tramway et la mise en service de deux lignes de bus à haut niveau de service (BHNS) qui vont nécessiter des efforts dans les années à venir. L’ensemble de ces projets sont chiffrés à hauteur de 2 milliards d’euros, dont 100 millions d’euros pris en charge par l’État et 50 millions par le Département. La MEL supporte le reste, soit l’essentiel des investissements à hauteur de 1,8 milliard d’euros.
Si le débat sur la gratuité des transports devait être relancé lors des municipales, il faudrait donc que les candidats justifient comment financer cette politique volontariste en matière de transport tout en continuant à investir. Dans une note publiée à ce sujet, la Fédération nationale des usagers des transports rappelait : « la mutualisation des coûts peut être un choix de société pour qu’il y ait davantage d’investissements collectifs, plutôt qu’individuels sur les transports en commun. (…) De ce point de vue, la gratuité n’est ni une solution miracle, ni une catastrophe. C’est une décision politique, qui peut avoir un fort impact symbolique, simplifier la facilité d’usage, et qui ne peut être une bonne opportunité qu’avec d’autres mesures d’amélioration des réseaux. »
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