La MEL, une institution « à huis‐clos », des élus « livrés à eux‐mêmes »

La Métropole européenne de Lille fonctionne depuis l’origine en circuit fermé et c’est mauvais pour la démocratie. C’est du moins l’analyse des politologues lillois Fabien Desage et Nicolas Kaciaf dans un article de la revue Politique et Sociétés. Les critiques viennent toujours de l’extérieur et sont rarement prises en compte. Ils en veulent notamment pour preuve le travail d’investigation de… Mediacités.

Conseil metropolitain MEL
Séance du conseil métropolitain de la Métropole européenne de Lille. Capture d'écran : www.lillemetropole.fr

C’est un drôle de portrait de la Métropole européenne de Lille (MEL) que dressent les politologues lillois Fabien Desage et Nicolas Kaciaf dans un article publié en mars dans la revue québécoise Politique et Sociétés, intitulé « Des représentants livrés à eux‐mêmes ? La Métropole européenne de Lille, entre invisibilité des oppositions internes et imperméabilité aux contestations externes ». Les deux politistes croisent leurs regards pour décrypter les « mécanismes de fermeture d’une institution sur elle‐même ».

Le texte n’a rien d’un pamphlet. C’est bel et bien une réflexion scientifique, avec hypothèses de travail, arguments et utilisation de concepts pas forcément grand public, tels que la « dé‐démocratisation », la « dé‐parlementarisation » ou la « dé‐conflictualisation idéologique ». Mais le fond est critique. En témoigne le passage consacré à l’étonnante réélection de Damien Castelain, en juillet 2020, à la tête de la quatrième agglomération de France. Pour les deux auteurs, celle‐ci « revêt tous les traits d’une anomalie démocratique ». Rien de moins !

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Damien Castelain n’appartient en effet a aucun grand parti. Il a pour seule légitimité populaire les 320 suffrages qui se sont portés sur son nom lors de sa dernière élection municipale à Péronne‐en‐Mélentois. Il est « en outre, triplement mis en examen depuis août 2019, pour “corruption”, “favoritisme” et “détournement de fonds publics”, dans deux affaires judiciaires distinctes », rappellent les politologues. Pourtant, malgré tous ces handicaps apparents, sa reconduction à la présidence de la MEL n’a quasiment souffert d’aucune contestation.

Pour Fabien Desage et Nicolas Kaciaf, cette réélection n’a toutefois rien de mystérieux. Elle « est la conséquence des règles du jeu spécifiques en vigueur dans cette instance ». Quelles sont ces règles ? C’est justement ce que l’article s’attache à expliquer.

Le « régime politique de consensus »

La gestion consensuelle, c’est à dire non partisane, de la communauté urbaine de Lille s’est imposée dès la création de l’institution à la fin des années 1960. Elle a été mise en place par le premier président, Augustin Laurent, maire socialiste de Lille, à la suite des accords électoraux noués avec les représentants des petites villes afin d’obtenir le contrôle de l’institution. Depuis, elle a inspiré nombre d’autres exécutifs de métropoles, communautés d’agglomération ou de communes, partout en France.

Concrètement, cette cogestion se traduit par « le poids croissant du bureau de communauté au détriment du Conseil, pourtant lieu de la délibération publique. Instance de décision à huis clos, le bureau devient, pour cette raison même, central dans la régulation politique consensuelle », décryptent Fabien Desage et Nicolas Kaciaf.

« Éviter la discussion au Conseil de questions qui risqueraient d’entraîner un débat à caractère politique »

Toutes les composantes politiques sont représentées. Y compris les regroupements effectués sur une base territoriale, non partisane, à l’instar du groupe « Métropole passions communes » de Damien Castelain. Les groupes ayant voix au chapitre se distinguent par l’obtention de vice‐présidences (20 sur 188 élus !). C’est au niveau du bureau que se prennent toutes les décisions et que se cantonnent – on pourrait dire s’étouffent – les oppositions. Car l’objectif du bureau a été clairement énoncé dès mars 1968 par Augustin Laurent : « Eviter la discussion en Conseil de questions qui risqueraient d’entraîner un débat à caractère politique ».

Cet étonnant principe est encore en vigueur plus de cinquante ans plus tard. Il a pour conséquence de reléguer le « conseil, instance publique et théoriquement souveraine », rappellent les deux auteurs, au simple « rôle d’entériner des décisions déjà prises en coulisses ». Ils en veulent pour preuve « la très forte proportion de délibérations adoptées à l’unanimité depuis 2013 ».

Seul moment d’exception à ce régime, les deux ans qui ont suivi la vague rose et rouge des élections municipales de 1977. La période voit l’arrivée massive de jeunes élus socialistes et communistes, bien décidés à faire valoir une gouvernance majoritaire de gauche. Mais l’expérience fait long feu et la plupart des « jeunes turcs » finissent par être « socialisés aux règles du jeu » du consensus, voire aux « compromissions communautaires », comme le dénonceront encore un temps les communistes.

A l’occasion du renouvellement de 2020, le consensus généralisé a été écorné par la mise en place d’une gestion majoritaire dont sont exclus le groupe de droite Métropole Avenir, celui des écologistes et le petit groupe mené par le divers gauche Rudy Elegeest, qui s’était présenté contre Damien Castelain pour la présidence.

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L’interdiction d’exprimer publiquement des conflits

En régime de consensus, les contestations et les oppositions aux politiques métropolitaines sont exceptionnelles. L’expression des divergences n’est autorisée que lors des périodes pré‐électorales. En dehors de ces courtes parenthèses démocratiques, « les rares moments de controverse sont toujours générés de l’extérieur », observent les deux politologues.

Ainsi, au milieu des années 1980, un projet métropolitain de mise en décharge verticale des ordures ménagères, approuvé à neuf reprises par les maires de la communauté urbaine, suscite « la montée en puissance d’oppositions locales et la constitution d’associations hostiles ». Celles‐ci n’hésitent pas à interpeller les élus en séance du conseil. Résultat, ces derniers sont contraints de changer radicalement leur fusil d’épaule et de demander la réouverture du débat, au grand dam du président de l’époque, Arthur Notebart. Pour Fabien Desage et Nicolas Kaciaf, c’est « l’intervention d’habitants et leur surveillance étroite des élus qui forcent littéralement ces derniers à remettre en cause des arrangements amiables noués entre pairs. »

 « Les rares moments de controverse sont toujours générés de l’extérieur »

Beaucoup plus près de nous, en 2019, l’histoire se répète au sujet des nouveaux trajets et des horaires de bus d’Ilévia, le délégataire des transports de la MEL. Des modifications directement liées à la baisse de 10 % de la subvention communautaire. Là encore, la contestation va venir de l’extérieur. « Des conseillers municipaux d’opposition, qui ne siègent pas au conseil de communauté, se posent publiquement en porte‐parole des usagers en colère », rappellent les deux politologues. « Relayées médiatiquement et politisées à l’échelle des communes, [ces protestations] contraignent les conseillers communautaires à marquer leur opposition aux décisions collectives de la MEL auxquelles ils avaient précédemment souscrit », soulignent‐ils.

Cette intervention directe des citoyens dans la gestion métropolitaine constitue l’exception. La norme reste la décision feutrée prise en bureau communautaire, dans un cadre confidentiel, à l’abri des regards extérieurs. « Des projets aussi contestés dans l’espace local que la construction du Grand Stade par un partenariat public/privé (…) trouvèrent ainsi bien peu de relais parmi les élus communautaires », relèvent les auteurs. Elle n’invalide pas, selon eux, la réalité d’une « résistance de l’institution intercommunale à la critique externe ».

L’impuissance des médias à changer la donne

C’est dans ce contexte que les deux chercheurs en viennent à se pencher sur l’arrivée, fin 2016, d’un outsider médiatique, à savoir… Mediacités. Une arrivée « susceptible d’ouvrir un autre canal de publicisation et de politisation de l’institution et qui, écrivent‐ils, nous offre une ultime mise à l’épreuve de nos hypothèses ». Mediacités donne en effet, selon leurs mots, « une visibilité inédite à l’analyse critique de certaines politiques communautaires et, surtout, à la dénonciation de pratiques qui valent au président de la MEL d’être inquiété par la justice ».

Les politologues font ici référence à nos révélations de juin 2018 concernant les factures de dépenses privées du président Damien Castelain, réglées par la collectivité. Des faits qui lui valent d’être renvoyé devant le tribunal correctionnel de Lille mais qui n’ont suscité aucune critique de la part des élus communautaires. Ce n’est pas la seule affaire qui colle aux basques du président de l’institution. Il est également poursuivi pour recel d’abus de confiance dans le dossier dit « des pierres bleues », annexe à l’attribution controversée du chantier du Grand Stade au groupe Eiffage. Des accusations que Mediacités a également documentées. Malgré leur exposition sur la place publique, ces deux affaires « n’ont fait l’objet d’aucune prise en charge critique par les élus eux‐mêmes », relèvent Fabien Desage et Nicolas Kaciaf.

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Pas de quoi, là encore, surprendre ces derniers. L’absence « d’expression publique de défiance ou demande d’explications de la part des conseillers communautaires » est, selon eux, conforme « aux logiques institutionnelles à l’oeuvre. Sachant que tous les groupes auxquels ils appartiennent participent à l’exécutif, des républicains (droite) aux communistes ». Les auteurs relèvent toutefois que « certains élus locaux (…) se sont opportunément emparés de la fragilisation du président de la MEL pour négocier en coulisses le maintien de leur soutien. » Rien ne s’opposait donc à la réélection de Damien Castelain.

Celui‐ci n’est pas le seul président à avoir bénéficié de la discrétion de ses collègues face à des accusations. La même « logique institutionnelle » a également profité à Pierre Mauroy au début des années 2000, à propos d’un emploi fictif dans son cabinet de la communauté urbaine. Si l’affaire a fait des remous au niveau national, ils se sont arrêtés aux portes de la métropole…

Les conclusions des deux politistes lillois ne poussent guère à l’optimisme. « L’impossible scandalisation des affaires du président de la MEL » constitue, selon eux, la preuve ultime de la fermeture de l’institution sur elle‐même et de sa « déparlementarisation ». Ils entendent par là une collectivité qui fonctionne en circuit fermé, qui tait ses conflits internes, qui fait corps au‐delà des différences idéologiques de ses membres. Mais attention, préviennent‐ils : « Livrés à eux‐mêmes, les représentants ont ainsi gagné en confort [celui de l’entre-soi] ce qu’ils ont perdu en légitimité démocratique et, in fine, en capacité de transformation politique et sociale. »

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  • Il est évident, et on peut regretter que les deux universitaires dont vous rapportez l’article ne l’aient pas évoqué, que ce système de l’entre‐soi est encouragé par le mode de désignation des élus métropolitains qui sont en réalité des élus communaux choisis par leurs maires. Ce mode d’investiture interdit tout projet qui soit l’expression d’une politique à l’échelle de la Métropole toute entière, à l’exception de la gestion de certains services publics : par exemple la collecte des ordures ménagères, l’assainissement, la voirie (et encore, compte‐tenu de la complexité de la répartition des compétences entre métropole et communes sur la question des espaces publics), quand cette gestion n’est pas déléguée, comme l’eau et les transports.
    Il en résulte que l’action de la Métropole est principalement celle d’un syndicat intercommunal de gestion de services publics, doublée d’un guichet de financement où chaque municipalité vent négocier son « enveloppe » financière pour faire avancer ses propres projets sans se préoccuper de ceux du voisin. Le cas du projet de requalification de l’avenue du Peuple Belge, présenté comme un projet communal, alors qu’il renvoie à l’échelle de la métropole, en est un triste exemple : concertation réservée aux seuls lillois pour un projet qui fera nécessairement appel à des fonds communautaires abondés par une majorité de non‐lillois, aucune articulation avec un quelconque « plan bleu » métropolitain quand un des enjeux essentiels du projet est la remise en eau du site, etc.
    Le plus désespérant, c’est que chaque maire, jaloux de son pré carré, se satisfait de ce système clientéliste et vote sans état d’âme pour choisir comme président un élu local qui représente 320 voix sur les centaines de milliers d’électeurs que compte la Métropole et dont le comportement cupide l’a conduit à être trois fois mis en examen.

  • Mais que faire ? Ce sujet est un « scandale politique ». Et le pire est le retard que prend notre agglo face à d’autres en france qui aboutit à une fausse potentielle de compétitivité. Quels grands projets à horizon 2030/50 ? Quid de notre position sur le climat ? Etc …

  • Pour moi Médiacités fait son taff, mais quid des autres médias locaux ? La Voix Du Nord ? BFM Lille…
    Rien.
    Les élus se sentent intouchables. Aussi bien à l’échelle locale que métropolitaine, leur ton pédant quand ils présentent leur projet, la plupart du temps bancal, est un des signes de cet entre‐soi et de manque de remise en question.

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Par Yves Adaken