Frais des élus : les premiers résultats de notre opération transparence

L’été dernier, Mediacités Lille contactait douze collectivités des Hauts-de-France pour tenter d’y voir plus clair sur les notes de frais de nos élus. L’étude des factures nous a permis de déceler quelques curiosités. Surtout, notre initiative montre toutes les limites d’une transparence qui est pourtant officiellement la règle.

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Laurent Degallaix (à Valenciennes), Natacha Bouchart (Calais) et Guillaume Delbar (Roubaix), à la tête de quelques-unes des douze collectivités auxquelles Mediacités a demandé la transmission des notes de frais des élus. Illustration : Pierre Leibovici

« La liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. » C’est fort de cette conviction que Mediacités Lille a lancé une grande opération transparence sur les frais de nos élus. Nous le rappelions en introduction d’un article publié le 5 janvier dernier : l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame que « tous les citoyens ont le droit de constater, par eux‐mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ». Les citoyens ayant bien sûr peu de temps à consacrer à cette quête, nous avions à cœur de l’effectuer pour eux…

À l’époque, nous venions de recevoir un avis favorable de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada)) sur la légitimité de notre demande et nous avions menacé de saisir le Tribunal administratif pour forcer les dernières collectivités récalcitrantes à nous répondre. La menace a suffi à débloquer la situation. Mais nous n’étions pas au bout de nos peines. Quatre mois plus tard, il est temps de vous restituer le résultat de nos demandes. Et de nous arrêter sur ce qui, derrière les beaux principes et les garanties officielles, continue de dysfonctionner dans notre démocratie. 

ÉTAPE 1 – LA LABORIEUSE COLLECTE DES DOCUMENTS

Tout commence par une salve de mails, en juillet 2021, adressée par Clémence de Blasi, rédactrice en chef de Mediacités Lille, aux responsables de douze collectivités des Hauts‐de‐France. Nous demandions communication de tous les « reçus, justificatifs, factures et notes de frais des frais de séjour, frais de déplacement, frais de restauration (avec le cas échéant, les noms des personnes invitées), frais de représentation, frais de mission et frais d’exécution des mandats spéciaux de l’exécutif et des membres du cabinet, pour les années 2019, 2020 et 2021 ». 

Pour appuyer cette demande inhabituelle, nous avons fait référence explicite aux textes de loi qui nous l’autorisent (le code général des collectivités territoriales permet à toute personne de consulter budgets, comptes et l’ensemble des pièces justificatives des communes et autres collectivités locales), tout en précisant qu’en l’absence de réponse au‐delà du délai légal d’un mois, nous changerions de braquet en saisissant la Cada.

Première surprise : rares sont les collectivités à nous avoir répondu spontanément. Les services, sans doute agacés par l’aspect chronophage de cette sollicitation, ont dû pester avant de s’exécuter. Le droit à l’accès aux informations publiques existe mais les collectivités publiques peinent à y répondre…

Après quelques mois d’attente – et quelques relances -, les villes de Lille, Roubaix, Calais, La Madeleine et Hénin‐Beaumont, ainsi que l’agglomération de Calais et la région Hauts‐de‐France nous ont envoyé des liasses de documents. Certaines nous ont transmis ces documents de manière numérique, d’autres (comme la région ou la ville de La Madeleine) en sont restées aux liasses papier envoyées par la Poste.

D’autres collectivités, en revanche, sont restées sourdes à nos demandes… jusqu’à ce que nous saisissions officiellement la Cada. Parmi elles, la ville de Lauwin‐Planque, l’agglomération de Douai (toutes deux dirigées par Christian Poiret, également président du conseil départemental du Nord), la ville de Valenciennes et la communauté d’agglomération Valenciennes métropole ainsi que… la Métropole européenne de Lille. Finalement, nous avons donc pu obtenir une réponse de chacune des collectivités sollicitées.

ÉTAPE 2 – LE CASSE‐TÊTE DE L’EXPLOITATION DES DOCUMENTS

Cette première étape franchie, il nous a fallu nous plonger dans des colonnes de chiffres et des présentations disparates. On ne s’y prendrait pas différemment pour dissuader tout citoyen soucieux d’exercer ses droits à l’information. Rien n’est harmonisé. Les documents sont aussi difficilement comparables d’une collectivité à une autre, notamment parce que chacune a une conception propre des notes de frais et que les réponses ont été plus ou moins complètes.

Parmi les bons élèves, l’agglomération de Valenciennes. Bien que parmi les plus tardives à nous répondre, la collectivité est celle qui nous a fourni le document le plus détaillé. Il va jusqu’à inclure les « frais de cocktails », une précision absente de tous les autres dossiers. À Lille, les envois comprennent les factures de quelques cadeaux protocolaires – ce qu’on ne retrouve nulle par ailleurs. On apprend ainsi que la ville offre volontiers des foulards de bonne marque ou des porte‐passeports à ses agents partant à la retraite ou en mobilité professionnelle – mais à chaque fois pour des montants raisonnables. L’ancien préfet Michel Lalande a eu droit à une lithographie de l’artiste islandais postmoderne Erró… au montant non précisé.

Autre source de complexité : les élus disposent souvent de plusieurs mandats. Ils peuvent donc se faire rembourser leurs frais par différentes collectivités sans qu’il soit possible d’agréger les données. Pas étonnant dès lors, qu’il existe parfois des élus peu scrupuleux qui parviennent à se faire rembourser deux fois les mêmes frais, comme Mediacités a pu le documenter pour l’ancien maire PCF de Givors dans le Rhône. C’est évidemment rarissime mais l’opacité est telle lorsqu’un élu a plusieurs casquettes que l’exercice de transparence devient impossible.

Pour terminer ce triste tour d’horizon, nous avons constaté que les documents reçus n’étaient pas toujours complets. La MEL, la région Hauts‐de‐France ou la ville d’Hénin-Beaumont ne nous ont transmis quasiment aucune facture de frais de restauration, ce qui semble étonnant. Dans la ville du maire RN Steeve Briois, nous n’avons réceptionné que sept factures sur deux années correspondant à des repas du maire mais aucune trace de frais de transport de l’édile sur les trois années demandées. La plupart des factures de restauration portaient sur des sommes minimes, suite à des repas en pizzeria ou au restaurant d’application du lycée professionnel Henri Senez.

ÉTAPE 3 – REPÉRER QUELQUES PETITES INCONGRUITÉS ET OSER UNE PREMIERE ANALYSE

S’il faut renoncer à des comparatifs tant les documents transmis sont hétérogènes, notre opération transparence permet de faire émerger un premier constat plutôt rassurant : nos élus semblent globalement soucieux de la dépense publique. Rares sont les factures de prestige. Les frais portent le plus souvent sur des remboursements de transport pour des réunions de vice‐présidents ou d’adjoints au maire qui se tiennent hors du périmètre de leur collectivité de rattachement. Les voyages vers Paris ou Bruxelles se font presque toujours en TGV seconde classe, même quand il s’agit des maires ou du président de la région. À la ville de Lille, Martine Aubry ne se fait rembourser qu’une demi‐douzaine de repas par an, toujours pour rencontrer des délégations ou des acteurs locaux.

À Roubaix, ville de loin la plus exhaustive dans sa réponse, on a pu relever parmi les notes de restauration aux montants modestes quelques factures pour les séminaires des élus de la majorité. Et aussi cette intervention à 5 000 euros du conférencier Bruno Poignard sur « le fonctionnement de l’être humain, axé sur la communication et la relation à l’autre ». On espère que l’équipe municipale, ballottée depuis par les affaires ayant touché les élus roubaisiens, a pu en tirer des enseignements…

Nous étions également évidemment très attentifs aux données envoyées par la MEL, après nos révélations de juin 2018 sur le remboursement abusif par la collectivité de frais personnels de son président Damien Castelain, toujours en poste quatre ans plus tard et dans l’attente de sa convocation devant la justice. Depuis cette affaire, le président de la MEL semble avoir fait très peu usage de notes de frais. En contrepartie, il est vrai qu’il a fait voter en juillet 2020 une hausse de 40 % ses indemnités, qui ont alors atteint 7 895 euros bruts par mois.

Les élus de la MEL voyagent globalement très peu. Le président également qui ne compte que cinq déplacements à son actif en deux ans – même si, depuis, il y en a eu un nouveau, très contesté, aux Émirats arabes unis en février 2022. Damien Castelain n’a toutefois pas tout à fait renoncé aux grands hôtels. Ainsi, pour sa venue en mars 2019 au Mipim de Cannes, le grand raout annuel des professionnels de l’immobilier, la métropole a pris en charge deux nuits au Hyatt de Nice à 499 euros la nuit là où, pour le même salon, le maire de Valenciennes Laurent Degallaix a réservé un hôtel deux fois moins cher.

À Calais, la maire Natacha Bouchart semble avoir moins de scrupules sur les frais. Elle se fait rembourser régulièrement ses déjeuners de travail avec son directeur de cabinet pour des montants de 70 à 90 € par personne. Un tarif bien plus élevé que ce que nous avons retrouvé dans les autres collectivités. Autre remboursement étonnant – pour ne pas dire illégal : la ville a remboursé le déplacement et l’hébergement de Natacha Bouchart à Angers, en septembre 2020, à l’occasion du lancement de La République des maires, une initiative politique de maires de centre‐droit, vue comme une rampe de lancement pour Édouard Philippe. Un déplacement qui n’a rien à voir avec les habitants de Calais qui en supporteront pourtant la charge. On relève aussi davantage de frais de voyages internationaux pour les élus calaisiens. La conséquence, sans doute, d’un choix politique de la ville souhaitant soigner son image à l’international.

Au‐delà de ces quelques pointages difficiles à analyser, reste un constat majeur : le droit citoyen à des données publiques – tels que les frais des élus de la République – demeure largement virtuel. L’état de délabrement démocratique et la méfiance des citoyens envers leurs représentants devraient pourtant nous inciter à sortir de cette hypocrisie. Il n’y aura jamais de transparence réelle sans facilitation de l’accès à ses droits et sans harmonisation des données.

À Lambersart, par exemple, les opposants ont mis des années à reconstituer toutes les notes de frais de l’ancien maire Marc‐Philippe Daubresse sans que cela n’émeuve personne. À Paris, la Ville n’hésite pas à se pourvoir au Conseil d’État pour s’opposer à la demande d’un journaliste d’obtenir les factures d’Anne Hidalgo en arguant de la protection de la vie privée ! Une situation anormale et irrespectueuse du droit des citoyens.

Fort de cette première étape et pour vérifier l’exhaustivité de certains envois, Mediacités se réserve à présent le droit de solliciter la trésorerie de l’État, qui dispose du double des documents. Nous pourrons ainsi vérifier si les jeux de données qui nous ont été transmis sont conformes aux envois officiels auprès de la trésorerie publique. En France, la transparence est un long combat.

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Par Pierre Januel, avec Jacques Trentesaux et Clémence de Blasi