Logement : ces « fonds vautours » qui font main basse sur l’immobilier lyonnais

Leurs noms - Warmup Immobilier ou AMDG - sont inconnus du grand public, mais ces marchands de biens achètent et revendent - culbutes financières comprises - nombres d'immeubles lyonnais, plus ou moins prestigieux. En face, la Métropole tente de réguler leur business, en agitant des menaces de préemption.

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L'immeuble de la Société générale, dans la rue de la République, à Lyon, a été racheté en 2020 par la société AMDG, de la femme d'affaires Vanessa Rousset. Photo : N.Barriquand/Mediacités.

C’était en mars dernier, au salon du Mipim, à Cannes, rendez‐vous incontournable des « marchands de ville ». Devant près de 200 professionnels de l’immobilier, avec vue sur les yachts somptueux du port de la cité azuréenne, Bruno Bernard défend un « modèle à la Lyonnaise » en matière d’urbanisme et de construction. Concrètement ? Un modèle moins gourmand en ressources, plus respectueux de l’environnement, mais pas moins compétitif.

« L’attractivité de Lyon n’est pas un gros mot », lance le président écologiste de la Métropole de Lyon. De quoi rassurer les promoteurs et investisseurs de tous poils venus jauger le successeur de Gérard Collomb, pilier historique du Mipim ? « Le modèle développé par Gérard Collomb a des atouts même s’il est important de le transformer aujourd’hui », résume Bruno Bernard, qui met alors en scène sa réconciliation avec des professionnels du secteur, agacés par l’instauration, l’an dernier, de l’encadrement des loyers à Lyon et Villeurbanne.

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Cette continuité de façade masque une réalité bien moins consensuelle. Depuis leur arrivée au pouvoir en 2020, les écologistes ont entamé un bras de fer avec les acteurs de l’immobilier. Les exécutifs de la ville de Lyon et de la Métropole ont multiplié les discours et les actes offensifs : encadrement des loyers donc, mais aussi accélération du bail réel solidaire, limitation de l’activité d’Airbnb, révision du plan local d’urbanisme… Autant de marqueurs interprétés comme des déclarations de guerre par une partie du secteur. 

« Avec les écolos, c’est la ville immobile »

« Nous sommes arrivés avec un projet volontariste, en partant du constat que les gens n’arrivent plus à se loger dans la Métropole, assume Renaud Payre, vice‐président du Grand Lyon chargé de l’Habitat et du logement social. Alors forcément, quand on dit qu’on va faire 5 000 logements sociaux par an [un objectif inférieur aux 6 000 évoqués pendant la campagne], lutter contre la vacance immobilière, éviter les opérations spéculatives, forcément, cela ne plaît pas à tout le monde ! »

C’est le moins qu’on puisse dire. Dans le microcosme immobilier lyonnais, certains ne cachent pas leur opposition. « Avec les écolos, c’est la ville immobile : en théorie ils veulent continuer à développer. Dans les faits, l’activité ralentit à tous les niveaux », tacle un petit promoteur de la place, désireux de rester anonyme. « Nos clients promoteurs ne perdent plus de temps à essayer de construire dans le Grand Lyon et ciblent les communes limitrophes de la Métropole », abonde un architecte d’une agence installée dans le 7e arrondissement.

Les « fonds vautours » dans le viseur

Les marchands de biens – spécialisés dans l’achat et la revente d’immeubles et de logements – sont particulièrement surveillés par la majorité métropolitaine. Aux yeux des écologistes, ils incarnent les dérives de la financiarisation de l’immobilier. Le phénomène contribue à la hausse des prix et évince les classes populaires en privilégiant les résidences de standing, souvent sans créer de nouveaux logements. Dans une interview à Tout Lyon en mars 2021, Béatrice Vessiller (EELV), vice‐présidente chargée de l’urbanisme, pointait les « fonds vautours » qui réalisent « des culbutes scandaleuses ». L’élue citait – sans le nommer – l’exemple d’un immeuble vendu 2 millions d’euros en 2005, puis 6 millions en 2012 et 11 millions en 2019.

Les « fonds vautours » ? La Métropole de Lyon a mené une étude pour identifier les plus gros marchands de biens du territoire. Elle a analysé plus de 200 transactions réalisées entre 2018 et 2020 qui correspondent à des achats d’immeubles en bloc, revendus dans les trois ans dans un cas sur cinq, souvent sans travaux majeurs. « Nous avons ainsi identifié une douzaine de marchands de biens avec un chiffre d’affaires significatif », précise Béatrice Vessiller à Mediacités.

Selon nos informations, les plus gros acteurs dans le collimateur de la Métropole sont la société Warmup Immobilier (plus de 25 transactions entre 2018 et 2020), le groupe AMDG de Vanessa Rousset ou encore la société Régis Roussel développement (et sa filiale la SNC Mérou). Des groupes comme Foch investissement, Key Invest et Barailon développement complètent la liste des poids lourds de la place lyonnaise. 

Ventes à la découpe

Dirigée par Pierre‐Antoine Lambert‐Alison, Warmup s’est illustrée ces dernières années en réalisant d’importantes opérations dans le centre‐ville, notamment des surélévations d’immeubles. A l’image d’un ensemble de plus de 1 200 mètres carrés au 36, rue de l’Arbre sec. Situé à deux pas de l’Opéra, il a été acheté 1,9 million d’euros en 2018 puis revendu à la découpe. Au passage, l’entreprise a divisé les 16 appartements existants pour en créer 31, dont plusieurs studios de 18 mètres carrés. Une opération très rentable, qui a pour effet de réduire l’offre immobilière pour les familles.

Autre championne de la culbute immobilière, la société lyonnaise de gestion de portefeuilles AMDG, créée en 2017 par Vanessa Rousset, a investi près de 500 millions d’euros partout en France, notamment dans le secteur résidentiel, via ses fonds « Appart Invest ». Mais c’est dans le fief lyonnais de sa patronne qu’elle est la plus active à travers plusieurs dizaines d’achats d’immeubles. En 2018, AMDG a acquis un ensemble de 3 200 mètres carrés sur le quai Saint‐Vincent (1er arrondissement de Lyon) pour 12,3 millions d’euros. Soit une cinquantaine d’appartements revendus progressivement les années suivantes. Plus spectaculaire encore, le groupe a mis la main, en 2020, sur l’ancien immeuble de la Société Générale, rue de la République, pour la modique somme de 25 millions d’euros, afin de rénover et revendre les quelques 4 200 mètres carrés de logements, commerces et bureaux. 

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L’immeuble de la Société générale, dans la rue de la République. Photo : N.Barriquand/Mediacités.

« Il y a quelques années, ces culbutes financières concernaient seulement les immeubles haussmanniens du centre‐ville. Aujourd’hui, on les constate sur des biens beaucoup moins prestigieux, analyse Renaud Payre. Cela tire les prix vers le haut et contribue à réserver le logement aux populations très aisées. C’est un phénomène très préoccupant. » Sollicités par Mediacités, Vanessa Rousset et Pierre‐Antoine Lambert‐Alison n’ont pas donné suite à nos demandes d’interview.

Préemption : un premier coup de semonce

Pour contrer les effets négatifs de ces opérations, la Métropole veut imposer un deal aux marchands de biens : s’ils incluent une part de logement social (autour de 25 %) lors des ventes en bloc, la Métropole renoncerait, en contrepartie, à utiliser l’arme de la préemption. Les élus écologistes ont fait remonter une note de travail au ministère du Logement pour proposer d’expérimenter un seuil de logement social lors de ce type de transaction. « Nous voulons créer une sorte de secteur de mixité sociale à l’échelle des immeubles », précise Renaud Payre. Le gouvernement, qui voit le dispositif comme une atteinte au droit de propriété, n’a pas donné suite.

Faute d’obligation légale, l’exécutif tente d’obtenir des avancées en négociant directement avec les marchands de biens. « Nous avons rencontré un certain nombre d’entreprises et faisons peser cette épée de Damoclès [le droit de préemption] que nous n’hésiterons pas à utiliser », prévient Renaud Payre. Cela a déjà été le cas dans le 6e arrondissement, au 100, rue Bugeaud. Comme un de coup de semonce, le Grand Lyon a racheté, en octobre dernier, cet immeuble de 33 logements pour 13,6 millions d’euros. But de la manœuvre : couper l’herbe sous le pied du groupe AMDG de Vanessa Rousset, qui s’était positionné sur ce bien.

Les logements ont ensuite été revendus à la société HLM Immobilière Rhône‐Alpes pour… pour 6,8 millions d’euros. Moitié moins. Résultat, l’opération a provoqué un tollé dans l’opposition qui a dénoncé un fiasco financier et a rappelé que les appartements ne pourront pas immédiatement être transformés en logements sociaux car certains sont occupés par des locataires. « Nous étions confrontés à un acteur qui avait déposé sept dossiers en même temps pour racheter différents immeubles en bloc, justifie Renaud Payre. Nous avons préempté celui‐ci car il était dans un arrondissement déficitaire en logements sociaux. »

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L’immeuble du 100, rue Bugeaud, dans le 6e arrondissement de Lyon. Photo : N.Barriquand/Mediacités.

Les préemptions sur le modèle de la rue Bugeaud ne pourront pas se multiplier : pour le mandat, le Grand Lyon s’est doté d’un budget de 40 millions d’euros par an afin de procéder à des acquisitions foncières. Pas de quoi lui permettre de tout racheter, mais suffisant pour mettre la pression sur les investisseurs, espère la majorité écologiste. La collectivité discute individuellement avec les plus gros marchands de bien pour les convaincre de signer un protocole d’accord à l’amiable. « Pour l’instant, cela n’a pas abouti, indique Béatrice Vessiller. Mais le dialogue est engagé, nous avons bon espoir avec un ou deux. » Faute d’accord, les élus menaceront les récalcitrants de préemptions « aléatoires ».

Les promoteurs, alliés de circonstances

Houleuses avec les marchands de bien, les relations sont plus apaisées avec les promoteurs immobiliers. Dans la Métropole, ils produisent près de 70 % des logements sociaux dans le cadre d’opérations mixtes. Un levier incontournable pour le Grand Lyon qui vise 5 000 logements sociaux par an d’ici la fin du mandat. Un seuil encore lointain : en 2021, seuls 3 200 logements sociaux ont été financés pour un objectif fixé à 4 000. « On ne va pas se le cacher, ce n’est pas bon, admet Renaud Payre. Avec les promoteurs, nous n’avons pas toujours les mêmes intérêts. Mais on partage le même constat : il faut construire. »

Construire – coûte que coûte – dans une agglomération où la production est largement « insuffisante », pointe Philippe Layec, président de la fédération des promoteurs immobiliers (FPI) de la région lyonnaise. Le nombre de logements sortis par les promoteurs a fondu de 7 000 en 2017 à 4 000 en 2021. « La catastrophe n’est pas arrivée avec les élus écologistes, le marché se contracte depuis plusieurs années », précise‐t‐il. Après la victoire de Bruno Bernard en 2020, Philippe Layec se souvient toutefois d’une « phase d’observation, avec de la méfiance et des a priori de chaque côté ». « On se disait que ça allait être compliqué, explique‐t‐il. On sait que les promoteurs n’ont pas une bonne image chez les écologistes. »

« On risque de gripper la machine »

Deux ans plus tard, l’ambiance s’est réchauffée, même si les points d’achoppement restent nombreux. La troisième révision du plan local d’urbanisme et de l’habitat (PLU‑H), engagée tambour battant par les Verts, suscite des inquiétudes. Le document prévoit d’augmenter les coefficients de pleine‐terre, c’est-à-dire les zones sur lesquelles toute construction est interdite, dans l’optique de débitumer les sols. Le texte prévoit aussi d’amplifier les secteurs de mixité sociale, zones prioritaires pour construire du logement social.

Ces contraintes risquent de peser sur les équilibres économiques des promoteurs, déjà fragilisés, estime Philippe Layec : « Notre crainte, c’est que certaines opérations ne soient plus rentables. A vouloir aller trop vite, on risque de gripper la machine. Mieux vaut 25 % de logements sociaux qui sortent que 35 % qui n’arriveront jamais. » D’autant qu’à la réforme du PLU‑H s’ajoute le référentiel « Habitat durable 2022 » en cours d’élaboration par la Métropole, qui doit fixer des objectifs environnementaux plus exigeants pour les professionnels de la construction. « On n’a pas attendu les écologistes pour faire des opérations vertueuses. Ce n’est pas d’un côté les bétonneurs, et de l’autre les écolos », écarte le patron de la FPI.

La bataille des permis de construire

Malgré ces divergences, promoteurs et élus écologistes partagent une bataille commune : faire accepter des permis de construire à des maires des communes du Grand Lyon souvent réticents à les accorder. Selon les chiffres de la FPI, près de 2 700 logements n’ont pas été construits à cause d’un refus de permis de construire entre janvier 2020 et avril 2021. « Il y a un problème d’acceptabilité alors qu’il faut oser densifier et construire en hauteur », martèle Philippe Layec.

En octobre dernier, le maire de Caluire‐et‐Cuire Philippe Cochet, également président du groupe Les Républicains à la Métropole, se félicitait en ouverture du conseil municipal que la ville ait refusé « plus des deux tiers » des projets immobiliers depuis le début du mandat – soit l’équivalent de « 1 318 logements » – au nom de la « lutte contre la densification du territoire ». 

« L’exécutif a affiché des objectifs de construction irréalisables, estime l’élu de Caluire. Ils ne raisonnent qu’en quantitatif. Le risque est de reproduire les erreurs des années 1960 quand on a construit trop rapidement. » « Ils ont oublié qu’à la fin c’est le maire qui signe les permis, poursuit Philippe Cochet. Je ne vais pas céder au chantage en sacrifiant le développement harmonieux de ma commune pour faire plaisir aux écologistes ou aux promoteurs. »

« C’est irresponsable de tenir de tels propos au moment où les gens n’arrivent plus à se loger », fustige Renaud Payre. Tous les trois mois, le vice‐président du Grand Lyon fait un point avec la fédération des promoteurs pour lister les permis bloqués. « J’appelle les maires, j’essaie de mettre de l’huile dans les rouages », explique l’élu. Les écologistes au secours des promoteurs lyonnais ? Une belle ironie pour un parti qui se veut en rupture avec l’ère Collomb. 

Pour aller plus loin : 

Cette enquête s’inscrit dans une série d’articles sur la thématique de la financiarisation de nos métropoles. A retrouver ci‐dessous les entretiens réalisés par Mediacités sur le sujet :

  • Antoine Guironnet : Au Mipim de Cannes, les « marchands de ville » redessinent nos métropoles (mars 2022)
  • Gilles Pinson : « Les écologistes semblent être les adversaires les plus évidents de la néolibéralisation, mais… » (octobre 2020)
  • Hélène Reigner : « Plutôt que culpabiliser les citoyens, les élus doivent réguler la métropolisation » (mai 2020)
  • Cynthia Ghorra‐Gobin : « Les métropoles révolutionnent notre manière de penser le territoire » (juillet 2019)
  • Alain Damasio : « J’observe une privatisation croissante de nos villes » (juin 2019)
  • Olivier Bouba‐Olga : « La course à l’attractivité entre métropoles est perverse » (mai 2019)
  • Guillaume Faburel : Les métropoles, « sources de toujours plus de ségrégation » (avril 2019)
  • Antoine Guironnet : « La finance influence toujours plus la fabrique de la ville » (août 2017)

Cet article concerne la promesse : 
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  • L’histoire du 100 rue Bugeaud n’est pas une révolution( Bail Réel Solidaire) ‚les Ecolos se sont inspirés du fait que bon nombre de terrains d’immeubles dans le 6ème arrondissement n’appartiennet pas au propriétaires ils sont la propriété des Hospices civils de Lyon (souvent provenant de dons il y a souvent une plaque sur l’immeuble « cet immeuble a été donné aux HCL par.….) avec des baux emphytéotiques souvent de 18 à 99 ans et ces derniers( les HCL) reçoivent un loyer et cela contribue à ce que le prix des logements à la vente sont moins élevé que si l’immeuble est sur son terrain. Je ne sais pas ce que cela peut devenir si les HCL vendent le terrain pour récupérer de l’argent ?
    J’habitais boulevard des Brotteaux et lorsque j’ai vendu mon appartement de 120 m² c’était un argument de vente  » l’immeuble est sur son terrain »!!!

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Par Mathieu Périsse